« Je porte au fond de moi l'estuaire complexe,

Son eau douce mêlée à tant de sel amer. »

 « L'Estuaire » in Souffles de tempête (1918)

 

Onze recueils de poésie (une anthologie et un recueil anonyme posthumes), au moins quarante sept récits de fiction (romans et nouvelles), de très nombreux articles (critique littéraire, artistique, bien-être, sociologie...), trois essais, cinq biographies, quatre récits de voyage, une autobiographie, deux pièces de théâtre publiées, de très nombreux manuscrits (poésies et théâtre, scénarii), des dessins et des tableaux étonnants, des sculptures très variées, des partitions (paroles et/ou musique), voici une oeuvre prolifique. Lucie Delarue-Mardrus fut une artiste complète aux dons multiples, d'une curiosité insatiable et d'une capacité de travail impressionnante.

Bien sûr, cette oeuvre est inégale, elle écrivit souvent pour manger et ne put se consacrer autant qu'elle le voulut à son genre préféré, la poésie. Il y eut des romans alimentaires, des articles où l'on tire à la ligne; mais cette créatrice polymorphe fascine encore aujourd'hui...

 

Dans cette longue vie foisonnante de 1874 à 1945, il est possible de distinguer quatre grandes périodes:

 

  • L'enfance jusqu'au mariage en 1900 (1874-1900)

  • L'apogée littéraire jusqu'à la guerre (1900-1914)

  • Les épreuves et la maturité des années folles (1914-1935)

  • Le retrait et le déclin des dernières années (1935-1945)

 

L'enfance et les années de formation sont cruciales. De la naissance à Honfleur le 3 novembre 1874 à son mariage original avec le célèbre Jean-Charles Mardrus (1868-1949), en 1900, vingt-six ans transforment la jeune Lucie Delarue baptisée « Simplicie Gros sot » par ses cinq soeurs en « Princesse Amande ». Elle découvre très tôt son goût pour la poésie, Paris, le théâtre et les femmes. Malgré l'avis décourageant de François Coppée, elle s'acharne à écrire de la poésie, lit énormément, commence à être reconnue; et c'est grâce à ses poèmes qu'elle rencontre son futur mari, l'illustre traducteur des Mille et une nuits.

 

Ce mariage, le 5 juin 1900, ouvre quatorze années de célébrité, de création et de voyages. Lucie publie des recueils essentiels, Occident, Ferveur, Horizons, La Figure de proue et Par vents et Marées. Elle est très connue à Paris, se commet dans les soirées mondaines et voyage énormément. Elle connaît le succès. Elle découvre, grâce à son époux, l'Afrique du Nord (Tunisie, Algérie, Maroc, Kroumirie, Egypte, Syrie...), l'Asie mineure (Turquie), et l'Italie. Elle publie des reportages photographiques et, plus tard, des récits de voyage. Le monde littéraire parisien la fête et réclame des contes et des articles. Elle écrit une pièce de théâtre Sapho désespérée qu'elle joue, puis des romans à partir de 1908 (Marie fille-mère). Elle fait de nombreuses rencontres (André Gide, Renée Vivien, Evelina Palmer) et vit une brève passion avec Natalie Barney. Mardrus lui offre le Pavillon de la Reine à Honfleur. Leur vie s'organise entre la Normandie, Paris et leurs voyages. Elle pose pour des photographes, des sculpteurs, des peintres, devient membre du jury Femina et fait des conférences.

 

Une série d'épreuves douloureuses brise cette période exaltante. Le « couple légendaire » (Natalie Barney) s'étiole. Mardrus en a assez d'être dans l'ombre de son épouse, peut-être aussi de ses liaisons, et il a rencontré Cobrette, sa future femme, en 1914. Il s'éloigne de Lucie.

Lucie a déjà perdu son père en 1910, mais le décès de sa mère en 1917 va l'abattre, en pleine guerre. Elle est alors infirmière depuis la déclaration de guerre à Honfleur à l'hôpital 13. Elle et Mardrus se sont séparés en 1915. Elle doit vivre de sa plume. Elle a perdu son chien Roll; le terrain du Pavillon s'est éboulé. Une période de crise et d'inquiétude caractérise ses années. Valentine Ovize dite Chattie l'aide à surmonter ses difficultés. Lucie l'emmène partout avec elle, au gré de ses conférences (1917 et 1920).

Désormais obsédée par la mort, Lucie écrit pourtant l'un de ses meilleurs romans L'Ex-voto, fait une tournée de conférences internationale (Scandinavie, Portugal puis Belgique), voyage (Grande Bretagne, Hollande) et diversifie ses talents: elle confectionne des poupées, sculpte et s'intéresse de près à Sainte Thérèse de Lisieux. Elle continue ses pérégrinations (Alger, Tunis, Europe centrale, Suisse), publie des romans et des essais biographiques. Elle réalise ses sculptures sur bougie, s'en va aux Etats-Unis et, à son retour, rencontre Germaine de Castro.

Toujours en partance (Belgique, Brésil), elle a la douleur de perdre sa soeur Georgina, et se sépare de Chattie, trop jalouse de Germaine de Castro. Sa famille aussi désapprouve cette nouvelle liaison.

 

Nous sommes en 1935, Lucie a 61 ans, elle se consacre corps et âme à la carrière de Maine, l'accompagne au piano lors de ses récitals, lui écrit des chansons, et se sent exploitée. Les difficultés financières s'aggravent, elle commence à souffrir de rhumatismes et le Pavillon s'effondre. L'obtention jugée scandaleuse du Prix Renée Vivien ne suffit pas à régler ses dettes. Elle s'installe en 1937 à Château-Gontier en Mayenne.

L'écriture et la parution en 1936 de Mes Mémoires a marqué un tournant dans sa vie. Elle est presque dans la misère, isolée et malade. Le jeune Faouaz, fils adoptif de Myriam Harry, vient la voir de temps en temps à Château-Gontier. Mais c'est à nouveau la guerre. Elle doit vendre sa maison. Sa soeur Charlotte meurt. Elle liquide tous ses meubles et va habiter à l'étage chez Germaine et son mari (elle s'est mariée car elle est juive). Germaine doit porter l'étoile jaune et fuir la gestapo. Seule, Lucie fabrique des poupées, malgré ses rhumatismes, et profite des visites de Faouaz. Elle maigrit beaucoup et prend froid. Elle meurt le 26 avril 1945 à minuit. Elle a 70 ans. Mardrus meurt en 1949.

 

En plus de ses ouvrages, il nous reste de nombreux portraits et sculptures de Lucie Delarue-Mardrus : quatre portraits par elle-même, celui de Robert Besnard, d'Aman-Jean (1912), d'Hubert de la Rochefoucauld (détail d'un grand tableau au Musée de Rouen); de Baury-Saurel (détail de Les Eclaireuses 1921) et d'André Sinet (1922).

R. Schwartz a fait une statue en pied en 1914, Yvonne Serrüys aussi, et Raymond de Broutelles son célèbre buste. Citons également les caricatures de Capiello (1910), de Sacha Guitry et de Rouveyre (dans Carcasses divines en 1914).

 

Quatre films au moins ont été adaptés de ses romans: Les six petites filles (film italien de Mario Bonnard "L'Istitutrice di sei bambine" avec Paolo Boetschy, Elsa d'Auro Mimi, Fernando Ribacchi,1920). ); Les trois lys et Le château tremblant (Gaumont); L'ex-voto (Germaine Dulac). A la BIFI (13è), il existe 3 dossiers d'archives liés à 3 projets de films à partir des romans La petite fille comme ça (collection jaune), L'ange et les pervers (fonds Germaine Dulac) et La monnaie de singe (fonds Marc Allégret). Des documents relatifs à 3 films "Chair ardente" de René Plaisetty 1932, "Le diable au coeur" de Marcel L'herbier 1926 et  "Graine au vent" de Maurice Gleize 1943  peuvent être également consultés sur demande motivée avec un délai de 48h.

 

Lucie Delarue-Mardrus a collaboré à de nombreuses revues. En attendant la liste chronologique de ses contributions, voici ses principales collaborations: Gil Blas, Le Matin, Le Gaulois, La Vie heureuse, La Revue blanche, Mercure de France, La Plume, La Revue de Paris, La Revue des deux mondes, La Revue, Le censeur, La Revue Hebdomadaire, L'Ermitage, Femina, Comoedia, L'Intransigeant, La Fronde...

 

 

FLORILEGE POETIQUE

 

Avant de créer dans ce site un onglet florilège ou meilleures pages, voici quelques extraits d'un choix tout à fait subjectif:

 

1901, Occident : « Vision », p. 152

 

« Visages où reluit l’œil assommé de noir

Dans le blême du fard piqué de fausses mouches

Et que barre le rouge exaspéré des bouches,

Elles traînent à deux dans l’ombre d’un trottoir.

 

Elles vont avec un canaille nonchaloir

Et le parler trop près des intimités louches ;

Et des plumes de coq, silhouettes farouches,

Sur leurs chapeaux baissés tremblent au vent du soir.

 

Et, cependant qu’au loin ces figures de vice

Bras dessus, bras dessous, font l’agent de service

Cligner un regard dur sous un sourcil matois,

 

Une procession d’étoiles, aux cieux vastes

S’égrène par delà l’océan fou des toits

Pour les rêves émus et les prunelles chastes… »

 

1902, Ferveur : « Recueillement », p. 27

 

« Le soir a provoqué les voix dominatrices

Des rossignols puissants comme des cantatrices.

 

Sorti du plus profond des parcs arborescents,

Le Printemps est déjà dans l’air comme un encens.

 

Fermons les yeux ; goûtons les heures tout entières,

Dans le recueillement des pesantes paupières.

 

L’ivresse des couchants tranquilles est en nous,

Qui fait battre nos cœurs et trembler nos genoux.

 

On n’aura jamais dit tout ce qu’on voulait dire

En face des moments où la journée expire,

 

Et l’on pleure d’angoisse à sentir vivre en soi

L’ineffable bonheur de ce muet émoi… »

 

1904, Horizons : « Résistance », p. 24

 

« Que tristement, au vol du mauvais temps qui pleure,

Octobre laisse aller quelques feuilles trop mûres !

Et comme parfois la vie avec ses mains dures

Appuie au plus meurtri de notre pauvre cœur !

 

Pourquoi toujours recommencer l’automne ?

Pourquoi toujours recommencer la vie ?

Quoique nos heures soient sans drame et monotones,

Oh ! combien certains soirs nous nous sentons trahis !

 

Mais courage ! La fin de tout est loin encore

Et nous voici debout dans notre tendresse ivre :

Aimer ! Vivre !... Aimer ! Vivre !...

Il n’est d’irréparable et d’affreux que la mort ».

 

1908, La figure de proue : « Printemps d’Orient », p. 24

 

« Au printemps de lumière et de choses légères,

L’Orient blond scintille et fond, gâteau de miel.

Seule et lente parmi la nature étrangère,

Je me sens m’effacer comme un spectre au soleil.

 

Je me rêve au passé, le long des terrains vagues

Des berges et des ponts, par les hivers pelés,

Ou par la ville, ou, les étés, le long des vagues

De chez nous, sous les beaux pommiers des prés salés.

 

Roulant le souvenir complexe de moi-même

Et d’avoir promené de tout, sauf du mesquin,

Je respire aujourd’hui ce printemps africain

Qui germe à tous les coins où le vent libre sème.

 

Ceux qui ne m’aiment pas ne me connaissent pas,

Il leur importe peu que je meure ou je vive,

Et je me sens petite au monde, si furtive !...

Mais de mon propre vin je m’enivre tout bas ;

 

Je m’aime et me connais. Je suis avec mon âge

De force et de clarté, comme avec un amant.

Le vent doux des jardins me flatte le visage :

Je me sens immortelle, indubitablement ».

 

1910, Par vents et marées : « Soir d’Honfleur », p. 43

 

« Honfleur attend de tous ses phares

Les bateaux qui peuvent venir.

Dans le port, barques et gabares1

Craquent sans jamais en finir.

 

Un peu de tempête est au large,

Un peu d’inquiétude est ici.

Ceux qui sont loin, la mer les charge,

Le vent tord leur hunier2 roussi.

 

Mais ils rentreront sans naufrages

Vers les phares à l’œil ouvert.

Ce n’est pas de ces grandes rages

Où plus d’une barque se perd.

 

Laissons se serrer nos poitrines

Un tantinet, nous qui veillons.

Tendons l’oreille aux voix marines

Qui chuchotent par millions.

 

Il fait bon être sous la lampe,

Quand le flot danse à l’horizon.

On met la paume sur la tempe,

On se sent bien à la maison.

 

Alors de très vieilles histoires,

Comme de naïfs revenants,

Passent tout au fond des mémoires,

Vaisseaux-fantômes surprenants.

 

Ah ! que le jeu sombre des lames

Répond bien au cœur doux-amer !

Un peu de risque sur la mer,

Un peu de tourment dans les âmes.

 

Oui, que notre logis chenu

Frissonne au plus noir de ses aîtres !

Nous aimons que, dans nos fenêtres,

Tout l’infini soit contenu…

 

Honfleur attend de tous ses phares

Les bateaux qui peuvent venir.

Dans le port, barques et gabares

Craquent sans jamais en finir ».

1 Embarcation plate pour transporter des marchandises.

2 Voile du mat de hune ; voile carrée située au dessus des basses voiles.

 

 

 

Photo aimablement communiquée par André Morin
Photo aimablement communiquée par André Morin

Aimablement communiqué par M. Raimbault