L’estuaire dans la poésie de Lucie Delarue-Mardrus

 

Flavie Fouchard (Université de Salamanque)

 

« Je me sens la même et variée à chaque instant comme mon estuaire natal. Je suis l’âme du paysage d’ici et le paysage est mon âme… »[1]

 

           

Bien plus qu’un simple ornement, le paysage dans la poésie de Lucie Delarue-Mardrus constitue le point de départ de la rêverie du « je » poétique. Sa description sert de base aux nombreuses réflexions sur la vie et la mort, le passage du temps, le désir, le souvenir des temps heureux de l’enfance, la vanité, etc.; elle reflète également les sentiments de la poétesse ou permet, grâce à la mise en scène d’un dialogue entre le « je » et une entité allégorique (les saisons, la ville, la Seine…) de dégager un enseignement, souvent né de la contemplation, et de le livrer au lecteur.

Parmi les éléments de paysage qui reviennent fréquemment sous la plume de Lucie Delarue-Mardrus, l’estuaire possède une portée symbolique importante et acquiert dans certains recueils une dimension mythique dont le « je » poétique se sert pour affirmer son identité. Dans la lettre que nous avons citée au début de cet article, l’auteure livre la nature du lien qui l’attache à cet espace de référence : « Je suis l’âme du paysage d’ici et le paysage est mon âme… » ; dans un même mouvement d’identification elle écrit dans le poème « L’Estuaire », Souffles de tempête[2] :

 

Je porte au fond de moi l’estuaire complexe,

Son eau douce mêlée à tant de sel amer.

Quelque chose en mon âme à tout jamais perplexe,

A fini d’être fleuve et n’est pas encor mer.

 

Espace « complexe », mixte, reflet et essence de l’âme du « je » poétique, l’estuaire possède la capacité de matérialiser spatialement son âme, une âme qui l’investit de toutes ses préoccupations, ses aspirations et parfois ses regrets face à la fatalité d’une nature profondément mélancolique, « à tout jamais perplexe ». Le rapport d’identification institué entre le « je » poétique et l’estuaire d’Honfleur, lieu de l’enfance et lieu du retour sur soi et sur une solitude peuplée par l’omniprésence de la nature, permet d’étudier certains éléments de la poétique de Lucie Delarue-Mardrus dans leur évolution. Sur le plan thématique, il est le support des rêveries sur le départ et le retour, l’élément marin, la vie du port et de ses habitants, les pêcheurs. Sur le plan symbolique, il nous introduit dans la complexité de la voix poétique. À travers lui, cette voix revendique une identité ancrée dans l’espace naturel où se mêlent la terre, la mer et le ciel. L’image de cet espace mixte, où commence la mer et finit l’eau douce, se construit au cours des recueils et s’enrichit de nouvelles valeurs au fil des textes.

Lucie Delarue-Mardrus a très tôt souligné l’importance de ce qu’elle appelait « l’atavisme primordial »[3] dans sa création poétique. Cécile Barraud et Rafael García montrent comment dans « Sept poèmes terrestres », textes publiés dans la Revue Blanche le 1er mai 1901, Lucie Delarue-Mardrus oppose au mal du siècle la nécessité d’une profonde communion avec la nature, d’une tension complète vers la vie,[4] ce qui se traduit dans sa poésie comme dans son activité critique[5] des années 1901-1902, par la reconnaissance d’un ancrage spatial dans la terre normande, source de cet instinct vital « connu, analysé, assumé qui relève de la liberté et de la vérité de soi » et insuffle son énergie à l’écriture poétique.

Cette terre natale se décompose en plusieurs éléments qui reviennent tout au long des recueils et appartiennent tant au monde maritime qu’à l’espace rural. L’estuaire, rassemble deux mondes, celui de l’eau douce, du fleuve, que longent les prés et leurs promesses de renouveau à chaque printemps : « J’aime cheminer par mes prés normands,/Le long des talus et dans l’herbe drue » (« Par les prés », Occident) ; et de la mer, dont la duplicité, la violence et le danger sont des traits fréquents : « Elle y hurle que c’est en vain qu’elle fascine, […]/ Qu’elle assassine ! » (« Inguérissablement », Occident). En tant que lieu emblématique, l’estuaire n’est cependant pas très présent dans les trois premiers recueils : Occident, Ferveur, Horizons[6]. Il ne recouvrera son pouvoir totalisant qu’à partir de La Figure de proue dans lequel il prend la parole dans « Poème de l’estuaire ». Dans les trois premiers recueils, le paysage normand est cependant marqué par la variété et les différents éléments qui composeront la figure de l’estuaire dans les ouvrages suivants. Ainsi dans « Une enfance le long des prés… » (Ferveur) nous trouvons les motifs champêtres, de la mer, du port de pêche, mais aussi celui du nord mythique :

 

Une enfance le long des prés, le long des haies,

Et le long de la mer aussi qui la connut,

Et le long d’une ville humble et marine aux baies

Saumâtres où s’endort quelque bateau chenu,

Une enfance du Nord, chétive aux gestes tristes,

Errant, le front chargé de rêves fantaisistes,

Emplit ses yeux, emplit son âme, emplit son cœur

De ciel bizarre et d’océan glauque et berceur

 

Revenant à l’origine de son imaginaire, le « je » poétique réunit tous les éléments qui l’ont accompagné dans ses rêveries d’enfance. L’emploi de la conjonction « et » et de l’adverbe « aussi » marque cette profusion d’éléments divers qui voisinent dans une totalité composée de paysages champêtres comme les « prés, haies », marins : « mer, océan glauque et berceur, bateau, baies saumâtres », urbains : « ville, bateau ». Un paysage complet qui comble les désirs de contemplation « emplit ses yeux », de rêves « le front chargé de rêves fantaisistes », de spiritualité et de sentiments, ce que montre notamment la structure anaphorique qui fait écho à l’insistance sur la profusion des éléments naturels : « Emplit ses yeux, emplit son âme, emplit son cœur ». Ce paysage possède déjà une certaine tristesse : « saumâtres, chenu, bizarre, glauque » qui répond – ou l’inspire ? – à celle de l’enfance : « chétive aux gestes tristes, Errant, rêves fantaisistes ». Par ailleurs, cette tristesse s’allie à un aspect maternel, « berceur », et rassurant par sa simplicité, « humble », valeurs que nous retrouverons dans certains textes postérieurs.  Les qualités s’échangent entre l’enfance et le lieu, tout comme les éléments marins et champêtres sont comparés dans le poème « Par les prés » dans Occident : « L’arbre craque au vent comme fait un mât. »[7] Dominé par le motif champêtre, ce poème laisse cependant la place à la mer au sein de « la campagne immense ».

            La représentation de la mer dans ses recueils s’oppose en quelque sorte à l’apaisement qui règne, notamment dans Horizons, sur les paysages des prés. La représentation de la mer s’inscrit dans toute une tradition de l’amertume et de la tristesse, liée à l’amour, à la mort et à un réinvestissement de la mythologie nordique. Dans Occident, nous trouvons dans les poèmes « Berceuse » et « Hymne marin » un appel à la « toute-puissance en colère » (« Hymne marin ») de la mer et à son énergie destructrice. Sa voix qui gronde « comme pour engloutir le monde » (« Berceuse marine ») est pourtant douce à la poétesse, qui allie de nouveau la tonalité maternelle à cet élément : malgré la tempête et la colère de l’élément anthropomorphe, sa voix berce la poétesse. Dans « Hymne marin », elle tutoie sa « mer natale », force naturelle menaçante dans la première strophe et pourtant si « douce à la chair et douce à l’âme occidentale » :

 

Manche française, mer normande, mer natale !

Grisaille coutumière au bout des horizons,

Douce à la chair et douce à l’âme occidentale,

Chère à nos prés verts, souffle et voix de nos maisons,  

 

Je t’aime dans ta grande et mystérieuse œuvre

De houle et de repos alternants, et je viens,

Je cours à toi qui loin, qui près m’attire, pieuvre !

Glauque étreinte qui veux nos corps pour tes liens !

 

Le rythme marin « de houle et de repos alternants » est clairement souligné comme constitutif de la « grande et mystérieuse œuvre » de la mer grâce à l’enjambement, et l’effet produit est celui d’une ampleur majestueuse, qui se transforme cependant aux vers suivants en emprise magnétique sur le « je », qui ne peut échapper, ni par la distance, à son attirance : « Je cours à toi qui loin, qui près m’attire, pieuvre ! Glauque étreinte qui veux nos corps pour tes liens ! » Nous retrouvons d’ailleurs l’adjectif « glauque », allié cette fois à la « grisaille » qui remplit les horizons. Le terme « pieuvre » est d’autre part caractéristique d’une certaine monstruosité et bestialité qui caractérise la mer, tour à tour humanisée et animalisée.[8] Dans les textes de cette période, cette bestialité est également attribuée à la femme, qui elle-même est rapprochée de la mer, notamment au sujet de sa sexualité. Ainsi dans « Le Cri des femmes dans la nuit », poème recueilli dans Par vents et marées, Lucie Delarue-Mardrus fait directement un parallèle entre la sexualité de la femme et la puissance, l’étendue de la mer :

 

Oui, soyez orgueilleux de posséder les femmes !

     Mais elles sont comme la mer,

Et toute la ferveur de vos petites âmes

Ne satisfera point l’océan de leur chair !

 

La mer est donc à cette époque un motif lié à l’expression d’un érotisme impétueux. Le désir exprimé prend généralement pour objet une figure féminine ou mythologique, ce dernier cas de figure exprimant très bien la forte tension entre un érotisme omniprésent et les interdits qui pèsent sur son expression :

 

Je te sais, ô sirène occulte qui circules

Dans le flux et reflux que hante mon loisir

Triste et grave, les soirs, parmi les crépuscules,

 

Jumelle de mon âme austère et sans plaisir,

Sirène de ma mer natale et quotidienne,

O sirène de mon perpétuel désir !

 

O chevelure ! ô hanche enflée avec la mienne,

Seins arrondis avec mes seins au va-et-vient

De la mer, ô fards clairs, ô toi, chair neustrienne !

 

Dans ces strophes d’« Étreinte marine » (Occident), la tension entre « l’âme austère » et l’intensité du désir prend la forme d’une idylle rêvée avec un être mythique emblématique du monde marin : la sirène. Cette rêverie constitue une sorte d’échappée vers un amour irréel, qui n’en perd pourtant pas moins son caractère charnel : « désir, hanche enflée, seins, va-et-vient, chair », souligné là encore par un enjambement qui crée une analogie entre le rythme de la mer et celui de l’acte amoureux : « au va-et-vient / de la mer ». Il faut cependant noter que dans le poème « l’hybride grâce » de la créature alliée à sa « nudité rose » est supposée, et cet élément est important pour la suite de notre étude qui verra l’évolution d’un érotisme féminin très fortement associé à l’espace maritime exclusivement, vers la revendication d’un espace asexué, ou plutôt mixte, qui suivra celle d’une identité de l’auteur qui se rêvera de plus en plus en créature sans sexe.

            Mais dans Occident, il semble que le paysage, plus seulement maritime, mais précisément terrestre et marin, se transforme pour cette raison en figure réconfortante, et plutôt maternelle, grâce à l’analogie avec la figure féminine qui se fait à travers le « sein », non plus érotisé cette fois, mais pris comme refuge, asile presque maternel :

 

Et la nuée et les eaux également étales

Sourient si bien à mes matinaux errements

Que je voudrais pouvoir entre mes bras normands

Prendre en pleurant ma mer et ma terre natales,

 

Tout ce coin de nature en qui j’épancherais,

Comme en l’asile offert de quelque sein de femme,

Câlinement, les yeux fermés, toute mon âme

Si lourde de tristesse et de mauvais secrets.

 

Dans ce poème, « Au petit matin », appartenant à la section « En plein vent », la poétesse se souvient du temps de son enfance où « [elle] n’étai[t] qu’un embryon de femme » et lamente sa tristesse présente. L’embrassement de « [s]a mer et [s]a terre natales » par la poétesse montre l’importance de l’union des deux éléments du paysage dans une totalité englobante, « tout ce coin de nature », qui sert de refuge rêvé. Dans Horizons, les poèmes de la section « Δ » évoquent à la fois l’embouchure du fleuve, la géométrie et les mathématiques (avec des poèmes comme « Pascal », « Mathématiques »), mais aussi et surtout la quête de spiritualité (« Ave », « Supplique », « Le silence »). Dans « Supplique », le « je » poétique interpelle une entité – la mort, comme dans d’autres poèmes, la sirène ou une divinité ? – et lui demande de se manifester, elle qu’elle cherche partout, et notamment dans ce paysage si caractéristique qui associe « eaux douces » et « mer saphirine » :

 

Où es-tu ?... Tu sais bien, ô mobile, ô marine !

Que je t’aime le long des reflets des eaux douces,

Et dans la trouble mer saphirine

     De mon pays d’herbe et de mousse.

 

Mais encore une fois, la tonalité mêle douceur et angoisse devant une impossibilité à trouver la consolation nécessaire face à une réalité décevante :

 

Sur quels genoux sacrés, dans quels bras indicibles,

Si vainement j’entends tes sanglots et ton rire,

Si les dieux, à jamais, demeurent invisibles ?...

 

La confrontation entre l’idéal et la réalité, au départ parfois décevante, d’autres fois plus paisible, comme dans cette prosternation devant l’élément marin dans « Pax » (Occident) : « J’adore, alors le front tombé dans mes deux mains, /L’infini que, là-bas, clame ta voix paisible… », apparaît toujours à partir de la contemplation du paysage normand dans un premier temps, puis oriental. Cette ouverture des horizons semble répondre à un espoir de voir la réalité combler les attentes de la jeunesse mélancolique et rêveuse de l’auteure.

            Dans ces trois recueils (Occident, Ferveur, Horizons) puis dans La Figure de proue, la réalité, notamment à travers les voyages, semblait pouvoir offrir une échappatoire à la tristesse indissociable de la jeunesse passée le long de l’estuaire. Une jeunesse écoulée à espérer une présence venue d’ailleurs, dans un lieu qui ne parlait que de « voyages fabuleux (nous remarquerons une fois de plus l’enjambement) :

 

Et de cette humble ville et de ces paysages

Où les bateaux traînaient des senteurs de voyages

Fabuleux, et longtemps inquiète, attendit

Au bord des eaux quelqu’un de grave et de hardi

Comme un roi qui viendrait du loin profond vers elle,

Et cette enfance est morte ainsi, pâle et fidèle,

Sans avoir jamais vu le grand vaisseau venir…

 

Mais puisque maintenant cet avenir se lève,

Voici que le Réel répare et vient tenir

La promesse que fit à l’enfance le Rêve.

(« Une enfance le long des prés… », Ferveur)

 

Cette promesse d’une présence se concrétise dans la vie de Lucie Delarue-Mardrus par son mariage et les origines orientales de son mari, ainsi que sa fascination qu’il va partager avec elle. La réalisation du rêve de découvrir les horizons lointains visibles depuis la berge se lit dans les trois derniers vers de ce poème de Ferveur. Ce qu’a pu être cette aspiration, nous le découvrons à travers le recueil La Figure de proue dans lequel la poétesse décrit ce rêve d’une existence pareille à celle de la figure de proue des navires, faite de départs et de retours tardifs – qui pourraient presque être, un moment, envisagé comme sans retour au port d’attache, tant la sensation de l’irrémédiable de l’errance à travers le monde se fait grande. La structure de ce recueil montre toute l’ambigüité de la figure de l’estuaire en ce qui concerne l’identification du « je » et la relation à l’espace natal à ce moment de la création de Lucie Delarue-Mardrus. Le poème liminaire, véritable profession de foi en le voyage, décrit le retour comme une nécessité, un mouvement naturel qui apporte même son lot de gloire à celle qui l’a entrepris : « Elle s’en reviendra comme vers un aimant/ A son port, le col ceint des perles du voyage »[9]. L’emploi du futur programmatique annonce le retour que décrit le poème de clôture : « Ainsi soit-il ». Tous les deux isolés des sections du recueil, ils annoncent cependant une tension entre le départ et le retour, appuyée par l’alternance, dans l’organisation des sections, des poèmes sur l’ailleurs et l’ici. Ainsi, les premières sections : « Premier Islam », « Paroles sur Carthage », « Barbaresques », « En Krourimie » ouvrent-elles le recueil sur l’ailleurs et le chant de l’Orient, dont le souvenir reste très fortement ancré dans l’ancienne réalité quand la poétesse est de retour dans son pays : la section « De France » marque une rupture avec les voyages, mais une continuité avec les espaces traversés, à travers la nostalgie. Après cette section viennent « Le désert », « En marge », « Poèmes oranais et kabyles » et un nouveau départ vers l’ailleurs. La dernière section annonce enfin ce qui était prédit au futur dans le poème liminaire, mais dans une tonalité un peu différente, moins glorieuse : « Au port » met en scène la difficulté du retour à la terre natale grâce à quatre poèmes qui amènent la poétesse au dénouement d’ « Ainsi soit-il ».

            Dans « Premier Islam », un poème, « Confrontation », montre bien l’affrontement entre deux espaces dans le cœur et l’esprit de l’auteure. Elle y compare Tunis et sa ville natale, marquée du sceau de l’absence, du manque :

 

Avant toi, j’ai connu ma ville de naissance,

     Ma petite ville si loin,

     Dans sa saumure et dans son foin,

Qui sent la barque et les grands prés, qui sent l’absence.

 

Un manque que le voyage semble avoir accentué. À ce moment, dans « Retour dépaysé », extrait de la section « Premier Islam », le retour ne semble plus si évident :

 

J’ai pris la grande route et ne puis m’arrêter

Ayant connu la joie et le mal du voyage,

Je ne puis jamais plus être que de passage… 

 

« Le poème de l’estuaire », premier poème de la dernière section, « Au port », confirme toute la fatalité attachée à un retour qui semble être vu comme une impossibilité à échapper à sa nature mélancolique, à son origine, à la tristesse attachée au Nord, dont la poétesse faisait un portrait-paysage moins noir dans « Une Enfance le long de prés ». La parole est donnée à l’estuaire qui interpelle la poétesse dès son retour, dans la première strophe. Celui-ci la reconnaît, et distingue même son sourire, le retour semble donc heureux :

- Je te reconnais bien, visage qui souris.

Tu t’avances, ce soir, longeant mon fleuve gris

Dont s’évase, devant la mer, l’ample avenue.

 

Très vite cependant, l’estuaire formule une série de reproches qui s’apparentent à ceux qu’un amant pourrait faire à une femme infidèle :

 

D’où viens-tu donc ? Tes horizons glauques et bleus

Te voient rentrer bien tard, avec d’autres années

Dans l’âme, des soleils différents dans les yeux,

Sur ta bouche le sel des Méditerranées.

 

Est-il trop tard pour revenir après avoir contemplé ces « soleils différents » qui ont investit les « yeux », « l’âme » et la « bouche » (trois éléments que nous trouvions dans l’identification de l’enfance à la nature normande, puis dans la sensualité de l’étreinte marine avec la sirène « neustrienne ») de la poétesse et semblent l’avoir changée en profondeur ?

 

N’as-tu pas rejeté tes premières bruines

Avec la pomme de tes prés mouillés de mer,

Pour mordre de tes dents neustriennes la chair

Tragique, violente et rouge des sanguines ?

[…]

Qu’as-tu fait du pays intérieur, celui

Qui dans ton âme était l’image de ces choses ?

Qu’as-tu donc respiré, quelles charnelles roses,  

Puisque, dans ton regard, ce feu sombre reluit ?

 

Le chromatisme du poème se construit sur l’opposition entre les quelques notations de couleur des paysages exotiques : « rouge, rose » et le gris, la pâleur qui envahit tout le texte dans des notations répétées et associées à la tradition mythologique d’un Nord fantastique quelque peu morbide (son représentant le plus emblématique, Hamlet, est « vêtu de deuil et de pâleur ») :

 

Ici, le monde est demeuré couleur d’opale,

Le sol devient la vase et la vase la mer,

Le fleuve se fait mer, la mer se fait ciel pâle,

Tout s’épouse, se fond, se reflète et se perd,

 

Et dans cet infini troublé, sirène grise

Aux pathétiques yeux changeants, l’âme du Nord

Demeure à tout jamais ensevelie et prise,

Et, parmi ses lueurs écailleuses, se tord.

 

Qu’as-tu fait de ton seul aïeul Hamlet, le prince

Ironique, vêtu de deuil et de pâleur ?

 

L’âme du Nord, aux ascendances mythiques, caractérisée par la dureté, la violence, la froideur et la pâleur (et peut-être la folie à travers la présence d’Hamlet) habite le paysage et s’oppose à un autre espace, l’Orient, qui avait semblé un temps pouvoir offrir une alternative à la mélancolie originelle de la poétesse. Le rythme des marées invitait la jeune femme au voyage dans sa jeunesse, lui parlait d’horizons lointains, hors de la vue, tout comme la masse de la mer quand elle se retire de l’estuaire. L’estuaire, « mon beau pays », est cependant irrité par l’infidélité de la poétesse et lui intime de se reprendre ; nous pouvons noter l’emploi de deux impératifs à la fin du poème, et notamment dans cette injonction à répondre à la reconnaissance de la première strophe : « Tout l’estuaire d’autrefois, couleur de pieuvre, / Te salue avec lui. Réponds à ce salut ! ». La réponse exigée clôt le poème en satisfaisant à la demande de l’estuaire, mais cette acceptation ressemble à une reddition :

 

Et sans paroles, j’ai, dans le soir trouble et froid,

Dit en pleurant d’obéissance et de tristesse :

- « J’atteste, ô mon pays, d’un sanglot qui me blesse,

Que je n’aime, n’aimais et n’aimerai que toi. »

 

L’ « obéissance » et la blessure qu’inflige la promesse évoquent le retour vers un époux trompé et courroucé : « Ton pays ne veut point qu’aucun autre l’évince. / Qu’as-tu fait de Thulé, qu’as-tu fait d’Elseneur ? » Nulle trace en effet dans ce poème de la dimension de refuge que pourrait offrir le retour au port, nulle trace non plus de la présence féminine dans le paysage. La poétesse semble cesser d’être la figure de proue que « Le bateau tout entier […] suit comme un esclave » (poème liminaire) pour devenir cette sirène prise au piège d’un estuaire immuable et qui torture l’« âme du Nord » à laquelle elle ne peut échapper, désormais :

 

Et dans cet infini troublé, sirène grise

Aux pathétiques yeux changeants, l’âme du Nord

Demeure tout jamais ensevelie et prise,

Et, parmi ses lueurs écailleuses, se tord.

 

La couleur grise s’est emparée d’elle, tout comme la pieuvre est revenue, par sa couleur, montrer l’attraction du passé à laquelle elle ne peut se soustraire. Dans « Poème de l’estuaire », son passé se présente sur une barque pour venir l’accueillir et appuyer la demande de l’estuaire. Il refait surface petit à petit dans les trois poèmes suivants, mais la poétesse retrouve parallèlement sa voix, en quelque sorte confisquée et assujettie par la voix de l’estuaire (la poétesse a en effet « dit » « sans paroles » son retour). Dans « De retour », elle se trouve sur les quais de Rouen, en proie au décalage entre ses « pas d’autrefois » et les traces des nouveaux paysages dans ses « prunelles changées » :

 

Comprendra-t-on jamais la mémoire qui hante

L’être qui, lourd encor des roulements du flot,

          Va d’une marche titubante

          Avec un cœur de matelot ?

 

Le retour lui coûte donc plus que ce qu’elle avait pu imaginer, mais petit à petit, elle retrouve sa voix propre, et surtout à partir de « Un chant de retour » où elle chante Honfleur, sa ville de naissance, qu’elle avait quittée « à tout jamais hantée / Par [s]a grisaille sur la mer. » L’élément marin est aussi peu à peu équilibré par le retour des « prés » et de la ville dans ce texte, mais la fatalité d’une filiation à laquelle on n’échappe pas clôt le poème, même si moins amèrement que dans le « Poème de l’estuaire » il est vrai : « Mais vois-tu quand on naît monarque, /Monarque on reste jusqu’au bout. » Le dernier poème « Retour à la mer », marque le retour définitif de la poétesse vers cet élément qui redevient féminin, qu’elle salue enfin et à qui elle demande une reconnaissance :

 

Salut ! J’aime toujours, grisaille dans le vent,

Ton flux influencé comme celui des femmes,

[…]

Ta rétractilité de bête monte et baisse.

Reconnais-tu mes yeux, toi qui prends, toi qui mens,

[…]

Revenir. Repartir. – O mer grise, ô moi-même,

T’ai-je jamais quittée, intime profondeur ?

 

À partir de là, depuis sa nouvelle demeure, « Ma maison est au cœur d’une noble avenue »[10], dans son ancienne ville, elle aura tout le loisir de s’échapper de nouveau, sans oublier cette fois sa terre natale :

 

Et j’entendrai, bercée au fond de mon fauteuil,

Les bruits du port d’Honfleur qui parlent de voyages.

 

Or, je repartirai ! Mais, que ce soit mon espoir

Fait de pâle soleil, de verdure étoilée ;

Je veux toujours chérir, le long de mon allée,

Après les jeux du jour, les tristesses du soir.

 

Après l’attrait des horizons lointains, et la tentation d’un voyage sans retour, la terre normande et du port d’Honfleur semblent suffire à l’imagination voyageuse de la poétesse. Dans le recueil suivant, Par vents et marées, publié en 1910, la réalité du port de pêche entre en force dans la célébration de son pays natal, et nous entendons réellement les « bruits du port » à travers la section « La Mer » dédiée « Aux Péqueux de Honfleur, mes pays. » Elle y décrit la mer et les habitants de Honfleur dans leur rapport, empreint de religiosité, de superstition et de haine mêlés, à cet élément : « Oraison », « Chant de bourrasque », « Le refrain de la cloche de brume », « Apostrophe », « Ballade de pêcheur noyé », « Chansons des barques de nuit », « Mari Stella », « Poème du hareng », « Au pêcheur de crevettes », « Chant de vent et de mer » et « Soir d’Honfleur » montrent le Havre et son port sous un autre jour, celui du « terrien qui n’a rien », du pêcheur. Dans « In memoriam », face à l’estuaire, cimetière marin et sans tombes de ces travailleurs de la mer misérables, seul le « je » poétique, le poète (au masculin dans le texte) semble se souvenir d’eux :

 

Vous, pêcheurs morts tombés hors de votre bateau,

Dans l’estuaire gris où la Seine s’évase,

Vous qu’on ne peut trouver, enfouis dans la vase,

     Vous serez oubliés bientôt.

 

Pêcheur, pêcheur, quelqu’un à l’heure où la nuit vient

T’écoutera parler avec la vague oblique.

Repose dans mon cœur, tombeau mélancolique :

     Le poète, lui, se souvient.

 

À travers ces recueils, l’estuaire nous montre donc plusieurs visages : lieu mettant en scène, sans être réellement cité, la totalité d’un paysage d’enfance, source de souvenirs mélancoliques ; mise en espace de désirs violents (départ sans retour, liberté, sexualité considérée comme anormale à l’époque). Puis véritable lieu d’une ouverture à l’autre grâce à la compassion pour les pêcheurs qui, tous les jours, disparaissent dans les fonds où seul le « je » poétique, que l’on peut identifier ici à la sirène, habitante de ces fonds vaseux, peut recueillir au sein d’un « cœur, tombeau mélancolique ». C’est que l’estuaire représente à la fois une réalité et une quête de beauté et d’absolu toujours renouvelée, comme le départ de ses eaux vers le large, un désir qui dépasse la fiction ou les mythes et représente la poésie à l’état pur :

 

L’ombre d’un grand nuage est sur l’eau

comme une île.

L’estuaire est plus beau qu’aucune fiction.

[…]

Sont-ce tes toits vieillots qui se pressent si fort,

Ta petite marine et ta campagne verte

     Que je chéris, ou bien ton port

     Qui te fait toujours entr’ouverte ?

 

Rien que de bon, de pur, pour cette ville-ci !

Moi qui suis pour jamais vouée à la chimère,

     Je l’aime simplement, ainsi

     Qu’on aime son père et sa mère.

 

Dans ce poème, « Honfleur », de Souffles de tempête, paru en 1918, la poétesse contemple l’estuaire dans une vision apaisée, qui accepte l’inexorabilité de sa « chimère », tout en retrouvant enfin un héritage qui ne soit pas mythique (sirène, Hamlet…) ni entaché de fatalité (« monarque). L’image du père et la mère montre un nouveau rapport de filiation à l’estuaire natal, réunissant l’héritage paternel et maternel, à l’heure où la vie n’offre plus que des souvenirs à la poétesse, son père ayant disparu en 1910 et sa mère en 1917. Au sujet de la disparition de sa mère, Lucie Delarue-Mardrus écrivait que celle-ci l’avait complètement guérie du désir : « Le dernier souffle de ma mère ayant fait passer en moi sa glaciale indifférence sexuelle, j’étais, même quand passait la véhémence, l’ange… »[11] Or c’est précisément dans Souffles de tempête que l’estuaire se métamorphose en un espace mixte, symbole de la transformation de la poétesse :

 

« Quatre petits poèmes de mer »

 

                            II.

J’aime toujours revoir l’estuaire, ses eaux

Hybrides où la mer au fleuve se mélange.

C’est là que j’ai senti naître et grandir cet ange

Qui, jusques à ma mort, tourmentera mes os.

 

Je porte au fond de moi l’estuaire complexe,

Son eau douce mêlée à tant de sel amer.

Quelque chose en mon âme à tout jamais perplexe,

A fini d’être fleuve et n’est pas encor mer.

 

Un enjambement, figure que nous avons déjà rencontrée dans les textes antérieurs au sujet de l’estuaire, également au premier vers, sert à définir l’hybridité des eaux, et la nouvelle vision d’un espace marqué par la réunion entre les contraires doux/salés, mort/vie, départ/retour, féminin/masculin, fatalité/liberté, et qui annonce l’arrivée, déjà, de la mort, et son omniprésence dans les recueils suivants : Les Sept douleurs d’octobre (1930) et Mort et printemps (1932). L’estuaire dans ces deux derniers recueils conserve son rôle de point fixe et de reflet des changements du moi, de ses évolutions. Dans le texte « Voyages », un des derniers poèmes de Mort et printemps, il recueille les impressions sur un parcours qui s’achève, sur le mode du bilan :

 

Mon premier âge a voyagé

Vers les îles imaginaires

[…]

Vagues de mon vieux petit port

Roulé dans son odeur de caque

Sur l’estuaire, grand flaque

Que touche le ciel bas et saur.

[…]

J’ai bourlingué dans des voyages,

Bourlingué dans la vie aussi,

Maintenant je retrouve ici

Mon enfance et ses paysages

 

Et, quand je regarde le soir,

Les longs couchants de l’estuaire

Recréer tout l’imaginaire

Que je voulais toucher et voir,

 

Je sais que la terre rêvée

Est là dans le soir émouvant

Et que je suis, dorénavant,

Mieux que revenue : arrivée.

 

Dans ce très beau texte, Lucie Delarue-Mardrus, minée par le manque de reconnaissance de ses œuvres poétiques, qui fait l’objet de poèmes très amers dans ses deux derniers recueils, réussit cependant à sentir qu’elle est « Arrivée » aux lieux que son imaginaire a sans cesse recherchés, grâce à l’estuaire, qui conserva toujours sa beauté mille fois supérieure à la fiction et lui a offert en dernier recours « tout l’imaginaire / Qu’[elle] voulai[t] toucher et voir. » Figure de la dernière consolation, « dans le soir émouvant », l’estuaire, présent depuis l’enfance, annonce le dernier voyage, cette fois sans retour, qui se profile à l’horizon.

           

Bibliographie

Œuvres de Lucie Delarue-Mardrus, consultées à la bibliothèque historique de Paris, à la bibliothèque Marguerite Durand et à l’Arsenal.

 

            Occident, La Revue Blanche, Paris, 1901.

            Ferveur, La Revue Blanche, Paris, 1902.

            Horizons, Fasquelle, Paris, 1904.

            La Figure de Proue, Fasquelle, Paris, 1908.

            Par vents et marées, Fasquelle, Paris, 1910.

            Souffles de tempête, Fasquelle, Paris, 1918.

            Les sept douleurs d’octobre, Ferenczi, Paris, 1930.

            Mort et Printemps, Albert Messein, Paris 1932.

            Nos secrètes amours, Éroz Onyx, Paris, 2008.

Ouvrages et articles sur son œuvre :

 

« Lucie Delarue Mardrus et la terre normande », Corymbe, Cahiers Mensuels de littérature et de poésie, mai-juin 1938, Tome VII, nº 42, Paris.

Dossier Lucie-Delarue Mardrus, Inverses, nº8, 2008.

 

Albert-Sorel, André, Lucie Delarue Mardrus Sirène de l’estuaire Née-native d’Honfleur, éditions de la lieutenance, Honfleur, 135 p., 1999.

Izquierdo, Patricia, Devenir poétesse à la Belle Époque 1900-1914, Étude littéraire, historique et sociologique, Paris, L’Harmattan, 2009, 396 p.

Izquierdo, Patricia, « Lucie Delarue-Mardrus Une femme poète à (re)découvrir », in Regards sur la poésie du XX e siècle, nº1, 2008, pp. 169-185.

Plat, Hélène, Lucie Delarue-Mardrus, une femme de lettres des années folles, Grasset, Paris, 1994.

Sanchez, Nelly, « La réception des œuvres de Lucie Delarue-Mardrus par Le Mercure de France », article en ligne sur le site de l’Association des Amis de Lucie Delarue-Mardrus. http://www.amisldm.org/bibliographie/26-11-08-n-sanchez/ Consulté le 25 novembre 2011.



[1]. Lettre à Valentine Ovize du 15 septembre 1915, citée par Hélène Plat, Lucie Delarue-Mardrus Une femme de lettres des années folles, Grasset, Paris, 1994, p. 163.

[2]. Souffles de tempêtes, Fasquelle, Paris, 1918.

[3]. Elle utilise ce terme dans une réponse à l’ « Enquête sur l’Éducation », cité par Cécile Barraud et Rafael García, « Lucie Delarue-Mardrus et la Revue Blanche », Dossier Lucie-Delarue Mardrus, Inverses, nº8, 2008, p. 19.

[4]. Les auteurs citent cette strophe d’ « Incantation » :

« Afin qu’âmes et corps reviennent se nourrir

Au repas naturel qu’aucun poison n’altère

Des moissons de la terre et des eaux de la terre,

Jusqu’au jour de croiser les mains et dormir. »

[5]. Cécile Barraud et Rafael García, article cité : « Atavisme que la poétesse souligne aussi dans un compte rendu du recueil de Charles-Théophile Féret, La Normandie exaltée : s’incluant dans les « Normands contemporains » auxquels les vers rappellent leur origine scandinave, elle salue la manière dont le poète « crie son atavisme à pleine poitrine » ». p. 19. (Pour les références : Lucie Delarue-Mardrus, « Les livres », Revue Blanche, nº218, 1er juillet 1902, p. 398).

[6]. Dans ce dernier recueil la Seine est présente depuis Paris, comme dans les poèmes : « Les Chalands », et des poèmes plus urbains : « Berges », « Encore les Berges », « Songerie » et « La Seine ».

[7] . Dans le poème « II. D’été », appartenant à la section « Phantasmes » d’Horizons, nous assistons à une véritable transfiguration du paysage terrestre en paysage marin, sous l’effet de la tempête et de la contemplation du « je » derrière les vitres de sa maison : « Le jardin vague et vert contre la vitre aqueuse /Y figure un immense et trouble aquarium/Qui contient l’océan du ciel ; et l’onduleuse/ Frondaison où s’étoile un vif géranium / Y berce des rameaux avec toutes leurs ombres / Au rythme submergé des madrépores sombres… ».

[8]. Dans « La bête », poème qui a pour thème le sexe féminin, cette « bête éternelle », rassemblé dans Nos secrètes amours (recueils de textes composés à la même époque et seulement publié en 1951 à titre posthume sans nom d’auteur par Natalie Barney), la poétesse lui attribue une appartenance marine indéniable : « Et, sous notre baiser, ton plaisir a le goût/ De goémons mouillés et des bêtes marines. » (Nos secrètes amours, Eros Onyx, p. 51)

[9]. Notons la proximité entre les termes « aimant » et « amant » dans ce contexte où le corps féminin de la figure de proue revient paré de perles.

[10]. Le terme  « avenue » répond au même terme dans « Poème de l’estuaire ».

[11]. Citée par Hélène Plat, ouvrage cité, p. 181.