Le Normand dans les romans de Lucie Delarue-Mardrus

 

Dr. Nelly Sanchez

 

Aussi présente que soit la Normandie dans l’existence de Lucie Delarue-Mardrus, la force de son attachement n’est vraiment concevable qu’en parcourant ses romans et ses Mémoires (1938). Bien plus qu’une toile de fond empruntée à ses souvenirs, cette terre apparaît, dans bon nombre de titres, comme une des composantes essentielles de l’intrigue. Cette région[1], dont nous chercherons à définir les principales caractéristiques, prend vie à travers la série de portraits que Lucie Delarue-Mardrus, tout au long de sa carrière, s’est plue à brosser de ses habitants. Dès qu’elle se tourne vers la prose c’est pour décrire la campagne normande avec Marie, fille mère (1908). Ce premier titre relate le destin tragique d’une fille de paysans. Jusqu’à son dernier roman, Le Roi des reflets (1944), elle ne cessera de décrire cette région.

Notre auteure a consacré une étude aux figures emblématiques de la Normandie, à commencer par la très controversée biographie de Sainte Thérèse de Lisieux (1926) puis Le Bâtard : Guillaume le conquérant (1931) ; à notre tour, nous nous intéresserons aux représentants de ce peuple qu’elle a longtemps côtoyés et qui, par « leurs âpres luttes, leur mérite constant, et ce côté seigneurial de leurs vieilles coutumes […] les apparent[ent] à l’aristocratie[2] ». Nous tâcherons de dégager les traits communs à ces personnages - leur catégorie sociale, leur classe d’âge, leur fonction romanesque - avant de voir si, dans son souci de reproduire fidèlement le modèle, Lucie Delarue-Mardrus ne s’est pas laissée aller à flatter leur portrait.

 

La Normandie terrienne : le pré carré du roman

« Duchesse de Normandie » : c’est par ce titre décerné par Charles Théophile Féret, lui-même surnommé le « Chantre de la Normandie », que Lucie Delarue-Mardrus fit son entrée parmi les écrivains régionalistes. Son attachement à la terre normande remonte à sa naissance : en 1874, elle vit le jour à Honfleur. Lorsque sa famille, suivant le père avocat, s’installa à Paris, celle-ci ne passa pas un été sans revenir au Breuil, le domaine de sa grand-mère paternelle. Et, quand mariée au docteur Mardrus, traducteur des Contes des Milles et une nuits, elle parcourut le bassin méditerranéen, elle ne manqua jamais, lors de ses brefs séjours en France, de passer quelque temps en Normandie. Jeune poétesse, auréolée de sa gloire naissante, elle participa aux premières fêtes du Vieux Honfleur, manifestations initiées par le peintre Léon Leclerc, en donnant des conférences. En 1906, elle revint à Honfleur pour enterrer cette grand-mère paternelle qui « n’avait plus toute sa raison[3] » et dont elle se souviendra pour camper celle de Sheridan dans L’Acharnée (1910). C’est à cette époque que son mari découvre, achète et restaure la demeure qui ne sera jamais autrement désignée que comme le Pavillon de la Reine. Suite à leur séparation, dans les années 1910, elle conserva ce domaine, qui fut son « port d’attache[4] » pendant 29 ans, avant d’être contrainte de le vendre en 1936. Jusqu’à la fin de sa vie, elle prêtera sa plume pour promouvoir les écrivains normands : en 1934, elle préfaçait Les Poètes bas normands publié à Saint-Lô, elle rédigea encore une lettre préface pour accompagner les Drôleries normandes d’Arthur Marye qui paraîtront, après sa mort, en 1947. En mettant en regard ces quelques éléments biographiques et l’évolution de sa carrière littéraire, force est de constater que l’acquisition du Pavillon de la Reine correspond avec la rédaction du premier roman de Lucie Delarue-Mardrus, Marie fille-mère qui parut d’abord en feuilleton dans Le Journal puis fut édité en 1908. Son héroïne est une jeune paysanne normande qui, séduite par le fils d’un riche propriétaire, se réfugia à Paris pour cacher sa grossesse, avant de mourir sous les coups de couteau d’un mari jaloux. Dès lors, la Normandie sera omniprésente dans son œuvre : rares sont, en effet, les romans ne se déroulant pas dans cette région ; nous pourrions ainsi citer Comme tout le monde (1910) qui a pour toile de fond Nancy, La Monnaie de Singe (1912) dont les paysages algériens font place aux salons parisiens, ou encore Une femme mûre et l’amour (1935), François et la liberté (1936) qui ont également pour cadre la Capitale… Mais à bien y regarder, c’est la Normandie terrienne qui prédomine dans ses intrigues, le paysage maritime des côtes normandes ne se rencontre que dans L’Ex-voto (1922), L’Amour à la mer (1931) et L’Homme du rêve (1941). Lucie Delarue-Mardrus n’ignorait pas l’océan puisque celui-ci a inspiré de nombreux vers, à commencer par le poème liminaire de Figures de proue (1908). La dichotomie thématique terre/mer semble donc coïncider, chez elle, avec la traditionnelle opposition poésie/prose.

Le genre narratif n’était-il pas le plus approprié pour traduire cette affinité particulière que cette femme de lettres avait pour sa terre natale ? Celle-ci consignait dans son journal intime, juste avant de partir à Paris, « Je me sens la même et variée à chaque instant, comme mon estuaire natal. Je suis l’âme du paysage d’ici, et le paysage d’ici est mon âme[5] ». L’écriture romanesque n’étant soumise à aucune contrainte stylistique ou formelle, elle constitue ainsi le meilleur mode d’expression de ses sentiments, de sa sensibilité. Certaines critiques émises lors de la publication de ses premiers recueils de poésie laissent supposer que Lucie Delarue-Mardrus préféra l’idée à la forme, quitte à heurter certains puristes. Léautaud notait qu’elle a donné

« quelquefois, cette impression qu’elle n’a pas de sa langue une connaissance très exacte, créant pour son besoin tel ou tel mot rarement heureux, donnant à des adjectifs le sens des substantifs, n’hésitant devant aucune image, aucune comparaison, si discordantes fussent-elles, avec des préciosités visant à étonner et des répétitions puériles »[6].

 

C’est avant tout la richesse des sensations liées à cette terre qu’elle a voulue capter et restituer. Si les contraintes poétiques du moment se conciliaient mal avec sa démarche intellectuelle, la structure protéiforme du roman a paru mieux y répondre. Ce désir de traduire la spontanéité des sentiments se retrouve également au niveau de l’intrigue : ce n’est pas un hasard, en effet, si l’enfance est son âge de prédilection. C’est la période de l’existence où l’individu explore, découvre le monde qui l’entoure et s’éveille aux sentiments. On ne saurait recenser tous les protagonistes qui battent la campagne à longueur de journée dans ses intrigues. Les figures féminines sont les plus nombreuses avec Alexandra de Graine au vent (1926), Anne d’Anatole (1930) ou encore Réale de Chênevieil (1936), Roberte de Roberte N°10.530 (1937), Mariette dans Peaux d’lapins (1944)… pour les représentants masculins, nous ne comptons que Sheridan enfant dans L’Acharnée (1910), L’Enfant au coq (1934) et Dédé de Fleurette (1938). Ces jeunes filles se comportent en véritables garçons manqués, pratiquant la chasse comme Alexandra rentrant le soir avec un lapin braconné, « crottée jusqu’aux mollets et poussiéreuse, la robe couverte de terre et de sang[7] » ou chapardant des pommes et des œufs à l’instar de Roberte qui, à l’occasion, se bat : « son poing droit alla […] frapper en plein la face du garçon, lui tuméfiant un œil. Et, la figure dans les mains, ce fut lui qui se mit à pleurer[8] ». Cette prédominance du féminin ne signifie pas pour autant que la campagne normande soit un symbole maternel. Lucie Delarue-Mardrus a souvent fait de l’arrêt brutal de cette enfance, de cette liberté, le nœud de ses intrigues. Ayant toujours vécues livrées à elles-mêmes, nombre de protagonistes se trouvent brusquement -souvent suite au décès de leur mère- confrontées à leur féminité et aux contraintes liées à ce sexe. Alexandra abandonne la chasse pour élever sa petite sœur et tenir la maison, Roberte, désormais orpheline est placée dans une famille comme ouvrière agricole, l’héroïne du Pain blanc (1923) et de La Petite fille comme ça (1927) sont mises en pension. Pour cacher sa grossesse à son père, Marie de Marie, fille-mère (1908) quitte la ferme pour se réfugier à Paris. Seule Réale conserve sa liberté en sacrifiant sa féminité : elle vivra seule dans le domaine familial comme éleveuse de chiens de race.

Dans quel paysage évoluent les personnages, quel décor Lucie Delarue-Mardrus a-t-elle donné à ses romans ? Loin des stations balnéaires ou des villégiatures alors à la mode, le lecteur est entraîné dans « les impraticables chemins creux et les vieilles routes qui n’aboutissent à rien[9] ». C’est la Normandie des herbages et des pâturages, rythmée par les travaux des champs et les saisons, qui sert de cadre aux intrigues. S’installant dans la demeure hérité de son père, Emmanuel découvre « des herbages en haut, […] puis, de nouveau, des herbages jusqu’au verger […]. D’autres prés s’ouvraient à droite et à gauche du terrain principal, séparés les uns des autres, […] au moyen de haies bien taillées et de barrière de bon bois[10] ». La campagne est souvent montrée au printemps, quand celui-ci change « des arbres morts en pimpantes corbeilles de noces. Les poiriers et les cerisiers pavoisaient. A ces bouquets aériens, des fleurs répondaient plein la prairie[11] ». C’est la même image qui se retrouve dans Graine au vent : « Sèche encore comme un fagot, la nature à peine bourgeonnante s’étonnait de ces fraîcheurs nouveau-nées. Dans l’air aigre, les poiriers et les cerisiers, transformés en chapelles blanches, semblaient parmi ce restant d’hiver, des arbres devenus subitement fous[12] ». Sheridan participera à la moisson, « et c’était lui, malgré la finesse de ses mains, […] qui apportait au bout de la fourche, le plus gros tas de foin à écraser[13] ». L’automne est marqué par « la pourriture des chemins creux gorgés de boue » qui sent « l’arrière-saison, la mort de l’été, la fin de tout, où la nuit tombée au milieu de l’après-midi (fait) de chaque journée un long crépuscule, au-dessus des haies et des près[14] ». Il n’est nullement question de ville, mais seulement de village où l’on va à pied, en carriole ou à bicyclette comme Réale ou Toutoune, partie chercher des journaux pour sa mère. Ces hameaux « ressemblent à des dessins de vieux albums[15] », « l’hôtel de l’Écu d’Or, ancien relais, sent encore la diligence[16] » et « dans les agglomérations campagnardes, on connaît chacun par son nom. La volaille est dénombrée. Toute apparition étrangère est un évènement qui fait chuchoter le monde[17] »… La Normandie qui nous est donnée à découvrir est un « monde fermé, monde séculaire qui regarde narquoisement la vie des villes se transformer autour de son immuabilité[18] ». Le seul élément qui permette de dater l’intrigue : c’est l’automobile. Celle-ci fait des apparitions assez fréquentes dans les romans quand elle ne joue pas un rôle capital : Sheridan rencontre Mme de Clairvilliers parce que son chauffeur doit changer une roue, l’amant de Réal périra dans l’accident de son auto, dans les Deux Amants (1917), Frédéric Dangenois tombe amoureux d’Ysabeau Pascave parce qu’il a manqué se faire écraser par le père de celle-ci…

 

Le normand : rôle et fonction

Si la nature normande est omniprésente, ses habitants se retrouvent rarement être les protagonistes de l’intrigue. Rares sont, en effet, les protagonistes issus du monde paysan : on ne peut guère compter que Marie, héroïne du premier roman de Lucie Delarue-Mardrus, Marie, fille-mère et M’sieur Gustave, héros éponyme d’une longue nouvelle parue en 1921. Les autres Normands sont issus de l’aristocratie à l’instar de Sheridan dont le père est hobereau et la mère d’origine anglaise, « sa mère (était) fille de lord son père titré[19] », Toutoune dont la grand-mère est comtesse de Gourneville[20], Roberte, figure centrale de Roberte N°10.530, est la fille du comte Robert de Bienfaite et de Marie de Hautevue, née à la Martinique[21]. Nous pourrions compter aussi Bertrande de Bocquensé, épouse de son cousin Edouard, qui apparaît dès les premières pages de L’Hermine passant (1938) et Mlle la Comtesse Hermance de Verteil, la châtelaine avare et misanthrope de Verteil et ses amours (1943). La plupart des protagonistes sont, nous l’avons dit, des enfants, de jeunes adolescents orphelins –Le Pain blanc, La Petite fille comme ça, Fleurette, Anatole (1930)-, ou mis en nourrice comme Toutoune dans Toutoune et son amour (1919) ou Lucrèce du Château tremblant (1920). Les autres sont les filles d’artistes désargentés (Graine au vent, Chênevieil), voire, pour les personnages adultes, des artistes eux-mêmes. Les héros de Tout l’amour (1911) et d’Hortensia dégénéré (1925) sont poètes, ceux de Deux amants (1917) et du Roi des reflets (1944) sont peintres… tous les Parisiens réfugiés chez la comtesse de Verteil sont également chacun, à leur manière, des artistes. On compte une décoratrice, un poète, une dessinatrice de mode, une ancienne cantatrice, un publiciste. La romancière met ainsi en scène des individus qui, par leur âge, leur éducation ou leur formation artistique, se trouvent aptes à jouir de la beauté de cette terre et à en apprécier le charme. S’ils peuvent comprendre la campagne normande, cela ne veut pas pour autant dire qu’ils peuvent y vivre. Tous, à l’instar des locataires du château de Verteil sont pris, à moment donné, « d’une sorte de malaise […] de respirer comme des intrus dans les restants d’un siècle qui (n’est) pas le leur[22] ». Même Alexandra, qui a grandi dans ce décor, « sent qu’elle n’est pas à sa place. « Va-t’en ! » dit le gros hêtre-fantôme chaussé de velours[23] », alors qu’elle s’est levée pour poser des collets. Est-ce là une manière de traduire la différence ontologique existant entre les normands natifs et les normands d’adoption ?

Bien qu’appartenant au second plan, le monde paysan n’est pas moins nécessaire à la subsistance des personnages dont la plupart sont des « horzains, c’est-à-dire des étrangers, des gens de Paris[24] ». Pour certains, comme la famille de Sheridan, elle est même la seule source de revenus et grâce à ses « dix hectares environ de terrain, du bétail, un petit labour à l’ouest, Emmanuel a « de quoi vivre, en somme, si les fermiers payaient bien leur fermage[25] ». C’est en tant domestiques que l’on retrouve les normands auprès des protagonistes, même les moins fortunés. Chez les Horp, dans Graine au vent, c’est Fernande, « la nièce des fermiers » qui assure « le service de la Grand’Fourche[26] ». Cette même Fernande servira de nourrice à la petite sœur d’Alexandra. La nourrice de Toutoune décédée, il devient urgent de la remplacer et de trouver une cuisinière : la nouvelle « viendra tous les jours de dix heures à midi et de cinq heures à sept heures[27] ». Mlle de Verteil est servie par « le père Léopold et la mère Marie, c’est-à-dire, héritage familial, un vieux couple qui ne savait pas lire[28] ». Cette relation reprend celle que Lucie Delarue-Mardrus entretint avec la famille de fermiers qui dépendait du Pavillon de la Reine. « Notre fermière, dite la grosse Louise, était, chez elle, investie du pouvoir absolu. […] Elle était en bas fermière, en haut cuisinière –et bonne cuisinière[29] ». L’importance de ces figures normandes dépasse cependant leur simple fonction ancillaire, car en plus de servir leur employeur, elles les guident, les instruisent, servent de lien entre eux et le pays. Ce sont des adjuvants indispensables pour qui veut vivre en Normandie, à l’instar de Toutoune qui conseille sa mère fraîchement arrivée dans la région : « elle connaissait les êtres et les choses, le pays et les gens[30] ». Ils colportent les commérages bien sûr et initient les nouveaux arrivants aux croyances locales. Pour justifier le regard interrogateur que lui lancent ses fermiers, Mme Lecoin explique à Emmanuel qu’il habite un château tremblant, « des dames noires et des dames blanches hantaient le vieux Comti inhabité depuis vingt-huit ans[31] ». Mais ils transmettent surtout le savoir de la terre et des animaux. Mme Malepas apprendra à sa nièce Roxane comment nourrir lapins, poules, vaches ; bien que d’origine noble Sheridan sait manier la fourche au moment de la moisson. C’est la mère Lebigle qui apprendra à Alexandra à s’occuper de sa petite sœur ou encore la mère Bricquetot qui montre à Réale comment tenir un intérieur. Implicitement, ces femmes apprennent aussi aux protagonistes qui les côtoient les vertus de la patience, de l’obéissance et de l’humilité puisque tout dépend ici de la terre. Si par malheur, les protagonistes enfreignent une des règles fixées par la morale paysanne, toute relation se rompt. Ils redeviennent alors des étrangers comme Réale qui, soupçonnant sa nourrice de la voler, la congédie et voit, peu de temps après, toutes les portes du pays se refermer.

Ce sont essentiellement des vieilles femmes qui sont préposées à ces emplois domestiques. Toutes semblent répondre à la même description et porter le même costume datant d’un autre siècle, ainsi la mère Ermeline, « était à l’ancienne mode, comme son nom, et portait encore le bonnet de coton, du reste recouvert d’une bande d’étoffe noire depuis son veuvage[32] ». La mère Lacoste, nourrice de Toutoune, a un « profil de vieille normande au beau nez […]. Elle est grande, osseuse, édentée, coiffée d’un bonnet blanc, respectable, propre, avec des petits yeux sérieux et réticents où veille la froideur moqueuse de la race[33] ». Mme Lecoin, qui s’occupe du ménage chez Emmanuel Landelin, a « ce teint marqué de rousseur, ce nez d’ivrognesse, ces petites prunelles incolores, ces cheveux blancs et jaunes, touffe ridicule de varech desséché sortie d’un ridicule bonnet blanc à brides » et « les lèvres trop étroites sur des gencives sans dents[34] ». La mauvaise dentition paraît être une caractéristique commune à toutes des aïeules puisque la mère Aubert, mère adoptive de Roberte, a un « sourire sans dents[35] » et Mlle de Verteil montre une « bouche démeublée et poilue[36] ». Même la maîtresse de Sabas, pourtant jeune, correspond à ce physique : Mlle de Vilenval est « d’assez grande taille, plutôt maigre. […] Les cheveux ternes, peut-être châtain clair, tombaient en mèches raides sur la nuque et le long d’une joue terreuse » et sa « bouche sans lèvres (remue) sur de mauvaises dents[37] ». Cette perte de dents est certes le signe d’une mauvaise alimentation ou du vieillissement, mais elle peut aussi s’interpréter, sur le plan symbolique cette fois, comme une absence d’agressivité, ce qui conviendrait bien avec leurs fonctions ancillaire et éducative. A bien y regarder, ces vieilles femmes ne sont pas sans rappeler la figure des marraines de certains contes. On pourrait se reporter à un modèle plus ancien, à savoir les trois Moires, vieilles femmes qui président au destin de chacun. Outre soigner, nourrir et protéger, Mlle de Verteil offre un œuf à Amélie dont la santé est chancelante et « c’était son cœur, en vérité, que mamzelle la comtesse devenait de s’arracher pour en faire cadeau[38] », elles peuvent informer les protagonistes des dangers qui les guettent. La grand-mère de Sheridan fait figure de pythie quand, dans un accès de folie, elle lui lance « Je n’aime pas beaucoup pour toi la compagnie de cette comtesse […]. Liaison dangereuse, mon enfant ![39] ». Véritable figures tutélaires, elles sont gardiennes du passé du pays et de ses valeurs. Elles vivent entourées du reste de leur famille dont les membres sont rarement décrits et sont souvent représentées dans leur cuisine, entouré d’un « buffet rustique, des chaises de paille et des bancs de bois, le carrelage bien propre, une panoplie de casseroles de cuivre[40] ». Les hommes, également âgés, font de rares apparitions. Le père Galbadouin, « jardinier parmi les hommes de la ferme, montrait un long nez rouge d’ancien ivrogne, des yeux larmoyants. Sa haute et maigre personne se courbait sur la faux ou le râteau[41] ». « Simon Quesnel, grand gaillard grisonnant aux tombantes moustaches d’or[42] » ressemble au grand-père de Mariette dans Peaux d’lapins, lequel offre une tête « aux moustaches gauloises blondes, aux mèches grises assez longues, souvent retombées sur ses yeux clairs[43] ». Leur place est hors de la ferme, à cultiver les champs car ce sont eux les maîtres de la terre.

 

Peinture naturaliste ou image d’Épinal ?

Ces quelques éléments nous permettent d’ores et déjà de mesurer dans quelle estime Lucie Delarue-Mardrus tenait les paysans normands. Mais ne nous fait-elle pas miroiter une belle image d’Épinal en montrant cette région agricole coupée de la société moderne, vivant suivant ses traditions au rythme des saisons ? Cette impression se trouve confortée par le fait que tous les personnages d’origine paysanne appartiennent au second plan de l’intrigue et n’ont donc pas besoin d’une description détaillée. De plus, ils paraissent répondre à la même description physique. Ainsi si les femmes sont toutes édentées, elles ont en revanche de belles mains : Sabas remarque que sa maîtresse a « de longues mains abîmées qui n’étaient pas dépourvues d’élégance[44] » et Mlle de Verteil sort de sa « manche crasseuse, (une) belle main[45] ». De par la répétition des mêmes éléments, la romancière paraît s’être engagée, dans un processus de stéréotypisation : la personnalité, le comportement, les traits de caractère sont si peu marqués que les personnages sont pratiquement interchangeables. Il est légitime de se demander si ceux-ci reproduisent le même modèle, auquel cas il serait intéressant de savoir qui a inspiré Lucie Delarue-Mardrus, ou si au contraire ils synthétisent ses impressions. Au fil de ses romans, s’élabore une sorte de cliché du normand ou plutôt de la normande, puisque c’est elle qui est le plus souvent présentée. Force est cependant de constater que l’auteure n’illustre aucun lieu commun lié à l’identité normande : aucun personnage ne fera, par exemple, « une réponse de normand » ! Son origine nordique sera quelquefois rappelée : la grosse Louise, « sans en rien savoir, […] continuait ainsi la tradition des Vikings dont la race normande descend, lesquels, volontiers, prenaient pour chef des « reine de mer »[46] ». Dans Marie, fille mère, le fils Budin qui séduit l’héroïne, porte « une fine moustache blonde, au-dessous de ses narines fières, […] comme la moustache des Vikings autrefois[47] ». C’est une nouvelle représentation du peuple normand que Lucie Delarue-Mardrus cherche à donner à son lectorat, à l’aide de descriptions généralisantes qui n’ont pas d’autre fonction que d’identifier clairement son objet. Nous apprendrons que « les Normands ont, sans le savoir, gardé le goût de la féodalité. Une seigneurie dressée aux portes de leur village leur donne de l’orgueil et de la satisfaction. Le va-et-vient de la richesse leur plaît, même s’ils ne doivent pas en profiter[48] ». Ou encore le paysan normand est

« soumis aux caprices du hasard […], les mêmes caprices du hasard expliquent son sens de l’économie, justifient […] son avarice. […] Maître du sol, il en est aussi l’esclave. Il est à la fois le seigneur et le serf des quatre éléments. C’est pourquoi, hérités de père en fils, ses qualités et ses travers, résultat de ce contact perpétuel avec la création, ont fait de la paysannerie, véritable caste, une sorte d’aristocratie parallèle à celle de l’ancienne noblesse, mais qui a tenu mieux […], ses conditions d’existence n’ayant presque pas changé[49] ».

C’est dans son premier roman que se trouve le plus grand nombre de conceptualisations : le père Avenel « a travaillé dur et bu beaucoup, comme tous les Normands des fermes » et, « de par sa race noueuse et sans éclat, son émotion le laisse digne et tout droit à sa place[50] »…

Cette nouvelle image que l’auteure entend véhiculer explique donc pourquoi celle-ci s’est plue à reproduire le patois et les intonations de la région : ces particularités donnent plus de relief et d’authenticité à ses personnages. « Le mot « hélâ », qui est un hélas dont on ne fait pas sonner l’s, mais dont on appuie l’a d’un formidable accent circonflexe, se prête chez nous, à toutes les circonstances. Il se chante plus encore qu’il ne se dit, et s’accompagne, en général d’un bouche grand ouverte et de deux yeux au ciel[51] ». Il convient de préciser qu’elle n’a jamais autant retranscrit le parler normand que dans son premier roman –« C’est eusses qui m’ont dit la route, fit-il. J’les entendais beugler dans l’fin milieu du bois[52] ». Cherchait-elle à prouver à ses contemporains qu’elle avait capté l’identité normande ? Elle reprendra aussi des réflexions faite par « l’inguérissable esprit de raillerie[53] » des normands : Emmanuel remarquant un fauteuil, « mais c’est un fauteuil Louis XV, ça ! », il est interrompu par Mme Lecoin qui précise : « J’sais pas s’il est de d’quinze ou d’seize, mais y n’a qu’trois pieds ![54] ». Lucie Delarue-Mardrus ne manqua pas d’indiquer sa source dans ses Mémoires ; il s’agit de sa cuisinière, la grosse Louise : « C’est surtout à elle que je dois d’avoir su faire parler les héros normands de mes livres, dans L’Ex-voto et autres romans de terroir ; et je l’ai mise en scène elle-même, sous bien des aspects, dans nombre de contes et de nouvelles[55] ». Si on considère que le soin pris à reproduire le parler de ces paysans participe du même effort que cette généralisation notée plus haut, on peut se demander si l’auteure n’a pas simplement cherché à distinguer ce peuple des autres. L’élaboration d’un nouveau lieu commun aurait alors pour fonction de souligner son originalité et non de mettre en lumière les ressemblances existant entre des individus. C’est peut-être pour cette raison que nous trouvons essentiellement des personnes âgées pour incarner l’identité normande : elles appartiennent à une génération qui n’a que peu bougé, l’attrait de la grande ville ne s’étant peu ou pas exercé sur elles, aussi elles demeurent figées dans leurs habitudes ancestrales, leur caractère n’évolue plus et elles sont désormais tournées vers le passé. On peut aussi penser, pour illustrer cette hypothèse de lecture que, de par leur appartenance à une autre communauté historique, les protagonistes –parisiens pour la plupart- servent d’une certaine manière de repoussoir à l’identité normande. Si cette comparaison se fait implicitement dans la majorité de ses intrigues, elle est en revanche particulièrement visible dans Marie, fille mère L’héroïne se trouve, en effet, mariée à un sicilien et « les deux races qu’ils portent en eux comme une fatalité sont incompatibles. L’expansion méditerranéenne se heurtera toujours […] à cette glace inhospitalière qui repousse l’étranger, qui semble dans l’âme complexe du Normand, être un souvenir de l’iceberg ancestral[56] ». D’une certaine manière, Lucie Delarue-Mardrus paraît n’avoir écrit de roman que pour mieux cerner, à chaque intrigue, l’attrait qu’exerçait sur elle cette terre. Sans doute espérait-elle faire partager cet engouement à ses lecteurs et les amener à découvrir cette Normandie qui tourne le dos aux stations balnéaires…

 

Loin de prétendre à l’exhaustivité, notre article a seulement cherché à dégager les éléments récurrents de l’œuvre romanesque de Lucie Delarue-Mardrus et à leur donner sens. Bien plus qu’une source d’inspiration, la Normandie et sa paysannerie semblent faire partie des topoï de son imaginaire, à tel point que les intrigues tendent parfois à se ressembler tant sur le plan de la structure narrative que sur le choix des personnages. Nous n’avons fait qu’offrir des pistes de réflexion pour tenter de comprendre non seulement les écrits de cette femme de lettres mais également une des facettes de sa personnalité. Celle-ci ne fut pas seulement artiste, elle fut avant tout normande.

 



[1] François Guillet, « Naissance de la Normandie (1750-1850) », Terrain, numero-33 - Authentique ? (septembre 1999), [En ligne], mis en ligne le 09 mars 2007. URL : http://terrain.revues.org/2712.

[2] Lucie Delarue-Mardrus, Mes Mémoires, Gallimard, 1938, p. 61.

[3] Ibid., p. 20.

[4] Hélène Plat, Lucie Delarue-Mardrus. Une femme de lettres des années folles, Grasset, 1994, p. 229.

[5] Lucie Delarue-Mardrus, Mes Mémoires, p. 204.

[6] Adam Van Bever et Paul Léautaud, Poètes d’Aujourd’hui. Morceaux choisis, T.1, Mercure de France, 1900,

p. 88.

[7] Lucie Delarue-Mardrus, Graine au vent, J. Ferenczi & fils, « Le Livre moderne illustré », 1934, p. 11.

[8] Lucie Delarue-Mardrus, Roberte N°10.350, J. Ferenczi & fils, 1936, p. 30.

[9] Ibid., p. 9.

[10] Lucie Delarue-Mardrus Tout l’amour, Société d’Editions Françaises, 1935, p. 11.

[11] Lucie Delarue-Mardrus, Fleurette, Gallimard, « Collection du bonheur », 1939, p. 35.

[12] Graine au vent, p. 23.

[13] Lucie Delarue-Mardrus, L’Acharnée, Flammarion, « Select Collection », 1910, p. 11.

[14] Lucie Delarue-Mardrus, Hortensia dégénéré, Ferenczi, 1929, p. 94-95.

[15] Graine au vent, p. 3.

[16] Fleurette, p. 90.

[17] Roberte N°10.530, p. 109.

[18] Fleurette, p. 34.

[19] L’Acharnée, p. 13.

[20] Lucie Delarue-Mardrus, Toutoune et son amour, Albin Michel, 1919, p. 55.

[21] Roberte N°10.530, voir p. 15.

[22] Lucie Delarue-Mardrus, Verteil et ses amours, Editions Self, 1945, p.126

[23] Graine au vent, p. 77. L’italique est de l’auteur.

[24] Ibid., p. 34.

[25] Tout l’amour, p. 22.

[26] Graine au vent, p. 30.

[27] Toutoune et son amour, p. 190.

[28] Verteil et ses amours, p. 12.

[29] Mes Mémoires, p. 159-160.

[30] Toutoune et son amour, p. 188-189.

[31] Tout l’amour, p. 10.

[32] Graine au vent, p. 32

[33] Toutoune et son amour, p. 26.

[34] Tout l’amour, p. 8.

[35] Roberte N° 10.530, p. 207.

[36] Verteil et ses amours, p. 174.

[37] Hortensia dégénéré, respectivement p. 73 et p. 38.

[38] Verteil et ses amours, p. 175.

[39] L’Acharnée, p. 26. Allusion à la comtesse de Clairvilliers qui deviendra la maîtresse de Sheridan.

[40] La Petite fille comme ça, p. 58.

[41] L’Acharnée, p. 11.

[42] Tout l’amour, p. 22.

[43] Lucie Delarue-Mardrus, Peaux d’lapins, Editions de la Frégate, Genève, 1944, p. 11.

[44] Hortensia dégénéré, p. 88.

[45] Verteil et ses amours, p. 174.

[46] Mes Mémoires, p. 159.

[47] Lucie Delarue-Mardrus, Marie, fille mère, Fasquelle, 1909, p. 10.

[48] Roberte N°10.530, p. 141.

[49] Fleurette, p. 34-35.

[50] Marie, fille mère, respectivement p. 73 et p. 99.

[51] Graine au vent, p. 47

[52] Ibid., p. 19.

[53] Marie, fille mère, p. 334.

[54] Tout l’amour, p. 9.

[55] Mes Mémoires, p. 160.

[56] Marie, fille mère, p. 334-335.