Mirande Lucien
Mirande Lucien

 

COMMUNICATION DE Mirande LUCIEN

Docteure es lettres de l'Université de Lille (Lille 3); sa thèse était consacrée à Georges Eekhoud dont elle a édité plusieurs textes, notamment, chez Séguier dans la "Bibliothèque décadente", Escal-Vigor (qui date de 1899). Elle vient également de rééditer chez ErosOnyx Nos secrètes amours (voir l'onglet "Actualités"de notre site).

 

 

SAPHO DEUX FOIS DÉSESPÉRÉE

 

 

Que l’on me permette d’appeler ici, de mes vœux, des biographies sérieuses de Lucie Delarue-Mardrus, et de Renée Vivien.

Pour ma part, je centrerai mon travail, qui ne peut constituer qu’une part infiniment modeste de cette recherche, sur deux documents écrits par Lucie Delarue-Mardrus que j’ai analysés, annotés et reproduits.

 

Il s’agit de Nos secrètes amours et de Sapho désespérée.

 

Commençons par Nos secrètes amours.

Au départ, nous avons quatre documents, conservés à Paris, dans le Fonds Doucet i Ces documents font partie du « Legs Natalie Clifford Barney » et leur consultation est soumise à l’accord des ayants droit de celle-ci et de Lucie Delarue-Mardrus.

Sous la cote NCB. C.2 2447. (1 à 3)

  • On a Le  manuscrit complet des poèmes que nous publions ii

Il s’agit d’un petit cahier d’écolier, de 60 pages non lignées, cousues.

Deux pages ont été soigneusement coupées : entre les poèmes « Sombrement » et « Malgré » ; entre « Réminiscence » et « Énervements ».

La couverture est manquante.

L’écriture est clairement identifiable : c’est celle de Lucie Delarue-Mardrus.

Il s’agit d’un texte à caractère définitif, sans aucune rature.

Dans la même chemise et donc sous la même cote, on a une grande feuille en partie déchirée en haut de laquelle on lit : « Avis » et de l’écriture de Natalie Barney, cette fois : 

« Ce manuscrit de Lucie Delarue-Mardrus et qui m’est dédiée (sic) je lègue à la bibliothèque Doucet. [aux bons soins de] François Chapon qui en a eu connaissance ». Le texte est signé Natalie Clifford Barney. En dessous de la signature, on a une date : Ce 18 mai /62 et une adresse 20, rue Jacob vi. Au dos de cette feuille on lit : « poèmes inédits de L.D.M. et en dessous : « paraîtra après nous »

On a l’impression qu’il s’agit d’une feuille qui a été réutilisée en 1962, au moment du legs à Doucet. On peut en déduire qu’à l’origine, Natalie Barney n’avait pas l’intention de laisser publier ces poèmes de son vivant.

Toujours dans la même chemise, on a une lettre non signée, mais écrite indubitablement par Barney sur papier du Grand Hôtel d’Albion, à Aix les Bains. Elle est datée du 4 août 1951 et est adressée à Simone Chevallier  iii. On y lit : « J’ai soumis les poèmes de L.D.M « Nos secrètes amours » à leur étude » — il s’agit d’un imprimeur nommé plus haut. Dans la suite de la lettre on envisage d’autres possibilités d’édition en comparant les prix.

Sur la fiche du catalogue du Fonds Doucet correspondant à cet ensemble de documents est inscrit : « Nos secrètes amours 17 nov. 27 Août 1903 – 15 juin 1905, sera publié sans nom d’auteur avec quelques variantes sous le titre Nos secrètes amours, Paris, Les Isles. Le manuscrit est signé par Barney, 18 mai 1962 ».

Deux choses sont inexactes : la signature et la date figurent sur la feuille jointe intitulée « Avis » et non sur le manuscrit, comme l’indique le catalogue,  et à la première page du manuscrit, on a la date 17 novembre 1902 et non 1903.

Aucun doute ne peut donc subsister sur l’identité de l’auteur des poèmes, sur la forme initiale de ceux-ci et sur leur ordre de succession, —la seule question qu’on est en droit de se poser, c’est à propos des deux pages supprimées : supprimées par qui ? pourquoi ?— Je retiens comme valides, les dates indiquées par Lucie Delarue-Mardus sous ses poèmes : du 17 novembre 1902, au 27 août 1903, puis, un dernier poème : 15 juin 1905, En Kroumirie.

On a donc là un ensemble rigoureusement identifié et daté.

 

  • Dans une deuxième chemise, de la même suite, on a un tapuscrit identique au manuscrit.

 

  • Ensuite on a d’autres chemises sous les cotes NCB. Ms 56 à 58, qui contiennent cette fois des jeux d’épreuves.

Pour le premier jeu, à la place du nom de l’auteur, on lit « Sapho revit » et à côté, de la main de Natalie Barney, la demande de suppression. Le titre est « Nos secrètes amours », et en bas de page on a : « Les Cahiers d’art et d’amitié » Paul Mourousy, Paris, 1950. Je n’ai trouvé aucune trace de la réalisation effective de cet ouvrage.

Dans un autre dossier, on a un deuxième jeu d’épreuves provenant de l’imprimerie Nicolas, à Paris, pour un éditeur appelé Les Isles. On a aussi des prospectus avec des bulletins de souscription, qui proposent un ouvrage intitulé « Nos secrètes amours » publié par « La Collection des Isles » en tirage limité réservé aux souscripteurs. La date limite de souscription est le 15 novembre (corrigé en 15 décembre) 1951 et le bulletin doit être adressé à Madame Chevallier, 151 rue de Grenelle Paris vii. Ces épreuves portent des subscriptions de la main de Natalie Barney.

Au dos d’un des prospectus on note des hésitations, quant au titre retenu. Il est précisé que la totalité du tirage doit faire 710 exemplaires et on a la répartition en fonction des papiers choisis. Il y a un certain nombre de variantes entre le texte initial et ces épreuves.

 

Notre édition reprend rigoureusement le texte du manuscrit, signale les modifications qui y ont été apportées par Natalie Barney, indique le nom de l’auteur, qui ne figure pas sur cette édition et garde le titre choisi, soulignons-le, par Natalie Barney, pour le publier en 1951.

 

Un savoureux échange de lettres datées de 1952 et 1953, entre Natalie Barney et Marguerite Yourcenar iv prouve qu’à cette époque le nom de l’auteur des poèmes est resté inconnu, de même que, « Comme toute aventure d’amour comprend deux personnes », comme le dit joliment Yourcenar, le nom de l’autre personne. La formule restant subtilement muette sur le sexe de « cet » ou de « cette » autre.

 

A partir de là, place aux recoupements et aux suppositions pour reconstituer l’histoire du manuscrit, avant sa publication.

 

Une analyse interne, permet à juste titre de parler de « roman vécu en vers » — c’est ainsi que Barney le présente à Yourcenar. J’aime beaucoup la formule « roman vécu en vers », qui donne le pas à la littérature sur le réel.

Il y a le don de soi , total et sans remords :

 

Accepte, toi qui m'es la tardive rançon

De mon passé de solitude sanglotée

[...]

Et par certaines nuits nous roulerons ensemble

Sur des lits sans remords ni culpabilité v,

 

Puis le doute :

 

Ton âme d'eau fuyante et mon âme de soif

S'uniront-elles ?... vi


la jalousie

 

Le souvenir dansant de toutes tes aimées

Rôde en silence auprès de mon cœur plein d'effroi vii

Malgré la nuit de joie et ses portes fermées,

Je ne suis pas seule avec toi. viii


La fausse « Fin » :

 

L’amour est mort : demeure... Ou va t’en si tu veux. ix


Et puis la vengeance, ou le coup de poignard final :

 

Je ne pense jamais à toi

Autant que dans les bras des autres.

 

Elles sont la douceur de la lune de miel,

Mais toi mon souvenir mauvais, toi ma Rancune, x


On a là, face à face, deux femmes bien différentes. En 1902 Lucie, née Lucie Delarue, a  28 ans. Depuis plus de vingt ans, elle vit à Paris. Mais elle a, comme Colette, une origine provinciale : elle est née à Honfleur et est très attachée à sa Normandie natale, où elle retourne tous les étés.

Depuis deux ans, en épousant le docteur Joseph-Charles Mardrus, elle est devenue, pour toujours, dans la vie comme en littérature, Lucie Delarue-Mardrus. Mardrus, médecin de formation, orientaliste par passion, fascine Paris et tous les lecteurs de langue française, par ses traductions des Mille et Une Nuits, bien plus érotiques que toutes celles qui les ont précédées.

Lucie aime la poésie et s’essaie aux vers depuis toujours. — A l’époque, les jeunes filles de bonne famille font de la musique et écrivent des vers, c’est un élément qu’il faut prendre en compte dans l’étude des genres. Mardrus va l’introduire auprès de ceux qui font ou feront la littérature du 20ème siècle. Elle entame une carrière, qui semble prometteuse, avec deux recueils de poèmes : Occident puis Ferveur.

Si le Docteur Mardrus est fasciné par le corps de son épouse, qu’il appelle « La Princesse Amande » — ce qui évoque aussi bien la mandorle que la vulve — et qu’il le photographie beaucoup, rien n’indique qu’il y ait entre les époux des relation charnelles passionnées. Par contre Lucie sait, que le corps des femmes ne la laisse pas indifférente —Je laisse à d’autres le soin d’en parler plus.

De deux ans sa cadette, l’américaine Natalie Barney est une femme d’expérience et une séductrice née. Mais plus au sens où on l’entend généralement pour les hommes, que pour les femmes. Sur le carnet de ses conquêtes figurent déjà Eva Palmer, Violette Schillito, Liane de Pougy , Olive Custance, Pauline Tarn, qui signe Renée Vivien, et la liste sera longue... Natalie Barney meurt en 1972, à 96 ans toujours amoureuse...

La relation entre Natalie Barney et Renée Vivien a duré toute la vie de Renée, beaucoup plus courte que celle de son amie. Elle est intense et complexe. « Renée Vivien a joué un rôle considérable dans ma vie, et sans doute la réciproque fut-elle vraie. » écrit Natalie Barney, en tête du chapitre qu’elle consacre à Vivien, dans Souvenirs indiscrets xi. Les deux femmes rompirent souvent, se retrouvèrent plus souvent encore. Mais en 1902, Natalie Barney souffre parce que la très fragile Renée Vivien lui a préféré la baronne Hélène de Zuylen de Nyevelt de Haar, née baronne de Rothschild, surnommée La Brioche. « C’est une gourde et non une amphore » disait d’elle Remy de Gourmont. Les comparaisons ne sont pas très exaltantes, mais c’est de réconfort qu’a besoin Renée Vivien. Barney est débordante de santé, sa vitalité est sans limite, elle use toutes ses amies. Renée Vivien, s’est protégée. Lucie Delarue-Mardrus va en faire l’expérience. Barney va la séduire vite et fort, elle, qui sort du Cours Désir, mais a beaucoup de choses à apprendre.

Pour les circonstance exactes de ce ravissement, si on fait confiance à Lucie Delarue-Mardrus, les choses se sont passées ainsi :

Renée Vivien aime Ferveur, le deuxième recueil de poèmes de Lucie. En signe d’admiration, elle lui a offert son dernier recueil Cendres et poussières, sorti en mai 1902, dédié à la Baronne de Zuylen, et elle a invité Joseph-Charles et Lucie Mardrus à dîner, chez elle, avenue du Bois, dans le 16ème. C’est à cette occasion qu’ils font la connaissance d’Eva Palmer. Celle-ci invite tout le monde au théâtre, dans sa loge. Dans cette loge il y a Natalie Barney. On peut penser que celle-ci vit tout de suite le parti qu’elle pouvait tirer de la situation : en se liant d’amitié avec Lucie, elle pensait avoir des chances de reconquérir Renée. Aussi quatre jours après cette présentation, elle invite le couple dans son appartement de l’hôtel La Pérouse, à deux pas des Champs-Élysées. Et trois jours plus tard, c’est elle qui débarque à Auteuil, chez les Mardrus. xii

Natalie Barney ne raconte pas la scène du théâtre, mais parle de ses visites chez « Les Mardrus », comme elle dit. Elle ne fait pas état d’intention machiavélique, mais elle dit « qu’eux seuls distrayaient [son] chagrin de ne plus voir Renée Vivien » xiii. Un peu plus loin, on lit : 

 

Les jours de pluie, notre poétesse m’installait sur le grand divan de son salon et me lisait certains poèmes inspirés de nos rencontres [...] Tant de ferveur et de poésie était loin de me laisser insensible ; mais parfois, et pendant ces lectures même, ma pensée s’en allait vers Renée ; j’avais la nostalgie de cette autre poétesse qui ne voulait toujours pas me voir.

Pourquoi faut-il qu’on aime ailleurs, toujours ailleurs ?

Le mal d’amour dont je souffrais à cause de Renée devait être un mal contagieux, car les poèmes de la princesse Amande étaient bien des déclarations d’amour, d’orgueil et de désespoir. Pour mettre fin à cet état, le docteur Mardrus, qui le trouvait morbide, emmena son épouse en Afrique du nord. [ ... ] Avant de nous séparer, la princesse Amande me remit le précieux manuscrit où étaient inscrits tous les vers qu’elle m’avait lus et qui forment, ainsi réunis, le plus passionné des romans partiellement vécus !  xiv

 

Remarquons la différence entre « roman partiellement vécu », ici, et le « roman vécu en vers » auquel nous avons déjà prêté attention.

L’histoire est belle, mais n’est pas tout à fait plausible.

 

Sur le manuscrit Sapho désespérée de Lucie Delarue-Mardrus, dont nous allons parler tout de suite, on lit : « Commencée à Paris, le 25 janvier 1904, la pièce fut finie à Carthage le 8 juillet 1904 ».

Si Lucie est à Carthage le 8 juillet 1904, elle ne peut avoir donné avant cela un manuscrit dont le dernier poème porte la mention « 15 juin 1905 »xv. Le manuscrit de Nos secrètes amours ne peut donc pas avoir été remis à Natalie dramatiquement, avant un départ pour l’Orient lointain. D’ailleurs Barney ne dit-elle pas : « Ce sentiment oscilla longtemps entre l’amour et l’amitié, puis se résolut en une amitié à toute épreuve » xvi ? Gageons, les deux derniers poèmes le montrent, que cette « résolution xvii» ne se fit pas sans douleur, du côté de Lucie.

Sapho désespérée, rédigé juste entre le poème intitulé « fin » et celui intitulé « Du loin » occupe ce temps de la prise de distance.

 

Venons-en à Sapho désespérée et nous verrons que nous ne nous éloignerons pas vraiment.

Le manuscrit inédit est signé Lucie Delarue-Mardrus. Il est conservé à la Bibliothèque Municipale d’Avignon, parmi les autographes de la collection Mariéton. Ms 4722 folios 29 à 78 xviii.

Sapho désespérée est un poème tragique composé de deux actes symétriques. D’abord, on a un dévoilement du fait amoureux : Sapho est amoureuse... de Phaon, suivi, dans le deuxième acte, d’un nouveau dévoilement : Phaon aussi est amoureux... mais cette fois le dévoilement de l’objet aimé n’est pas immédiat. Ce qui produit, dans le deuxième acte, un cruel quiproquo : Sapho peut croire, un instant, que Phaon est amoureux d’elle et non d’une bergère insipide. Mais au départ, on sait seulement que Sapho est triste et délaisse sa lyre. Eunice, qu’on a envoyée, aux nouvelles revient. A la question du chœur : « Quel est-il le passant qui vers la mer l’attire ? » elle répond :

 

Certes, il n’est jamais apparu parmi nous,

Celui qui, de désir, fait trembler ses genoux.

 

Question et réponse orientent immédiatement le drame vers un amour hétérosexuel. Les autres jeunes filles, que figure le chœur, constituent une famille. Pour calmer les tourments que produit un amour fatal, elle n’ont à offrir qu’une amitié. L’intérêt de la pièce n’est pas saphique. On est en présence d’une opposition entre l’art et le raffinement, illustrés par la lyre, instrument apollinien, et la rusticité soulignée par la flûte, instrument de Dionysos. Ce qui est mis en lumière c’est l’impuissance à se faire aimer, dont souffre Sapho. Mais pour elle, seul compte le désir du désir : « j’ai soif de ma soif » dit-elle, joliment. En se jetant dans la mer, domaine d’Aphrodite, elle se noie dans l’amour.

Reste que les derniers mots de la pièce :

 

je lance,

Aux âges à venir la clameur d’un seul nom :

Entends, postérité ! — Phaon ! Phaon ! Phaon !...

 

ne font pas vraiment de Lucie Delarue-Mardrus une icône lesbienne.

 

Et ce, d’autant plus, que le cri résonne en écho au Sapho, Traduction de Renée Vivien publié quelques semaines auparavant xix. Le livre de Renée Vivien est composite. Dans la partie biographique, Vivien s’insurge violemment contre ce qu’elle appelle « le mythe  de Phaon ». D’après Renée Vivien, nous ne trouverons pas dans l’œuvre de Sapho « le moindre frisson tendre de son être vers un homme ». Ses parfums, elle les a versés aux pieds délicats de ses Amantes, ses frémissements et ses pleurs, les vierges de Lesbos furent seules à les recevoir . xx. Logiquement donc, dans l’ « Ode à Aphrodite », qui suit immédiatement, Aphrodite voyant Sapho soucieuse lui dit : « Qui te traite injustement Psappha ? Car celle  qui te fuit promptement te poursuivra, celle qui refuse tes présents t’en offrira, celle qui ne t’aime pas t’aimera promptement et même malgré elle xxi ». Pour Aphrodite, aucun doute, c’est une femme qui cause le désespoir de Sapho. Ensuite, dans le développement libre de Vivien, à partir du poème de Swinburne, Aphrodite demande :

 

Qui te fait souffrir de l’âpre convoitise ?

Et quelle Peithô plus blonde que le jour

Aux cheveux d’argent, te trahit et méprise,

Psappha, ton amour ?

 

Dans la traduction de l’ « Ode à une femme aimée », si l’homme apparaît, c’est comme un rival potentiel. Avec Renée Vivien aucune ambiguïté. Sapho est bien la poétesse amoureuse des femmes, mais dont les chants sont rendus tristes par une exigence infinie.

Un passage des Souvenirs indiscrets, de Natalie Barney corrobore ce que nous avons dit. Renée lit un extrait de Cinq petits dialogues grecs écrit par Barney, et dit à propos de Sapho : « Elle fut irrésistible comme toutes celles qui ont suivi leur nature. Elle est irrésistible comme toutes celles qui ont osé vivre. Elle est irrésistible comme la Destinée même. » Se penchant vers Natalie, Renée dit : 

Cette Sapho-là c’est toi ».

 

Et un peu plus loin, Natalie lui dit :

 

Grâce à ta traduction de Sapho, et aussi celle de tes poétesses xxii, j’écrirai une pièce dont j’ai déjà précisé le plan et qui détruira le mythe de Phaon, car Sapho y mourra comme il se doit, à cause de la plus aimée de ses amies qui l’aura trahie. » xxiii

 

Dans Nos secrètes amours Lucie Delarue-Mardrus, évoque par deux fois la Sapho saphique, —si je puis dire. La première fois, devant l’impossibilité de posséder seule Natalie elle lui dit :

 

Je mourrai de ton mal, Impossible, Impossible !..

Avec tous les sanglots de Sapho dans le coeur !xxiv


La deuxième fois, quand elle dit :

je veux que ma main droite

[Se souvienne à tâtons du geste de Sapho,

Et sache, insinuée à la place qu’il faut,

Contenter cette chair molle, sensible et moite.xxv


Le geste de Sapho vous semble-t-il ambigu ?

 

Le personnage de Sapho apparaît dans le littérature, de la fin du 18ème siècle au début du 20ème, sous des formes assez différentes : elle est tantôt courtisane, tantôt femme émancipée ou alors, mais rarement, la femme qui aime les femmes. Et ce, presque toujours sous la plume d’un homme.

Certes, depuis Sapho, et peut-être même de toute éternité, des femmes ont aimé des femmes. Mais enfin, il y un moment dans l’histoire où ça commence à sérieusement se voir et où on en parle. La toute fin du xixème, le début du xxème, à Paris, comme à Berlin ou à Londres, est un moment décisif. En France, des femmes, dont beaucoup ne sont pas nées en France et gardent un délicieux accent anglo-saxon, qui va si bien avec l’heure du thé, s’aiment ouvertement.

Alors vu ce contexte général et le contexte particulier : la farouche opposition de Barney et de Vivien au mythe de Phaon, j’ai du mal à ne pas voir dans l’écriture de Sapho désespérée, entre le dernier poème de Nos secrètes amours et l’avant dernier, une vengeance ou du moins une manifestation brutale d’opposition de Lucie Delarue-Mardrus vis à vis de Natalie Barney.

 

Mais, toi mon souvenir mauvais, toi ma Rancune,

 

lui écrit-elle, dans le dernier poème : la rancune, c’est le souvenir tenace d’une offense ou d’une douleur infligée. C’est aussi une manière de signifier que, même si sa biographie indique clairement que le cœur de Lucie penche, quasi exclusivement, vers les femmes, Paris-Lesbos, ce n’est pas son monde..

 

Que cette rancune soit tenace, j’en vois une confirmation dans le roman que Lucie Delarue-Mardrus publie, vingt-cinq ans plus tard, en 1930, chez Ferenczi : L’Ange et les pervers. Il me semble un peu rapide de dire que Madame Delarue-Mardrus s’identifie à un ange, donc à un personnage fondamentalement positif. Le personnage principal, a, des anges, le sexe incertain. Ce qui semble bien correspondre, chez l’auteur, à une interrogation sur ce que nous appellerions « la question du genre ». Mais qualifier les autres personnages, qui sont des hommes ou des femmes homosexuels, de « pervers » c’est faire sien le discours médical du début du siècle. Et si on rapproche, comme le fait Delarue-Mardrus, perversion de « vice » (« ... le vice — qui me dégoûte, et, qui pis est, m’ennuie xxvi ») alors on adopte le discours moral de l’Église :

 

Une vague d’honnêteté bourgeoise me levait le cœur. [...] Une vindicte de prêtre devant cette luxure tranquillement étalée, cette tristesse d’oisive pour des malheurs aussi impurs que forgés bouleversait tout mon être révolté. Je hais Laurette, je hais la chair et ses débordements insensés. xxvii


dit l’héroïne mêlée à ce qu’elle appelle un « embrouillamini ridicule ». Si l’intrigue fait de Laurette Wells, alias Natalie Barney, un être foncièrement généreux, certains propos qui lui sont adressés montrent bien les sentiments ambigus de Lucie Delarue-Mardrus face au Paris-Lesbos :

 

Vous êtes, [...] perverse, dissolvante, égoïste, injuste, têtue, parfois avare, souvent comédienne, la plupart du temps irritante... un monstre. Mais vous êtes une vraie révoltée et toujours prête à rebeller les autres. En dedans de vous-même, un chic type. Je me trompe peut être en étant bien sûre, par exemple, que, s’il m’arrivait, — à moi, ou à quelqu’un d’autre de vos amis — de passer en justice... mettons pour vol, vous seriez là, sans rien nous retirer de votre amitié, parce que vous êtes capable — et c’est votre seule fidélité — d’aimer un être tel qu’il est... même si c’est un voleur. Alors je vous estime.xxviii


Delarue-Mardrus garde amitié et estime à Natalie Barney, qui est peut être, selon le joli mot de Jean Royère, « le seul être humain qui puisse nommer Dieu sans l’invoquer » xxix . Mais elle, fille des campagnes normandes, biographe de Sainte Thérèse, d’origine bourgeoise, mais sans fortune personnelle, n’est pas de ce monde-là. Elle n’est pas féministe, prend l’initiative, quand elle ne peut pas faire autrement, ne donne pas de publicité à ses amours, au risque d’être scandaleuse ; simplement, depuis son enfance, elle aime des femmes et son abnégation — diront les uns, son masochisme — diront d’autres, fera que jusqu’au bout, elle se dévouera pour celles qu’elle aime.

 

Reste une question : pourquoi, en 1951, Natalie Barney publie-t-elle ce qu’elle appelle Nos secrètes amours ?

 

Dans la vie de Natalie Barney, deux femmes ont vraiment compté : Renée Vivien et Romaine Brooks, rencontrée juste avant la première guerre ou au début de celle-ci. Barney et Brooks vont entretenir une relation amoureuse, mais tumultueuse, pendant cinquante ans. Comme Renée Vivien, Romaine Brooks est très différente de Natalie : elle n’aime pas la vie mondaine et il y a chez elle un fond persistant de douleur.

En 1950, il n’y a dans la vie de Barney aucune nouvelle aventure en cours, Gisèle, 58 ans, rencotrée sur un banc, à Nice, n’entrera dans sa vie qu’en 1958 — Natalie a 82 ans. De même, quand on regarde sa bibliographie, il y a un trou autour de 1950. On peut donc aisément comprendre que Natalie, à ce moment-là, ait eu besoin de se rappeler que quelqu’un avait secrètement brûlé d’amour pour elle. Et même, de se présenter comme bien plus intensément concernée (« nos amours ») que ne le laissent entendre ses livres de mémoire : Souvenirs indiscrets 1960 et Traits et portraits 1963. Quand elle écrit ces derniers livres, elle est revivifiée par la rivalité entre Romaine et Gisèle.

 

 

i Le Fonds Doucet a été longtemps hébergé par la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Il est aujourd’hui, installé un peu plus haut, sur la place du Panthéon.

 

ii Lucie Delarue-Mardrus Nos secrètes amours, ErosOnyx éditions, 2008.

 

iii Simone Chevalier, l’auteur de La Ville aux deux fleuves, est issue d’une grande famille lyonnaise. Elle a épousé, en seconde noce, le prince Paul Mourousy, qui éditait Les Cahiers d’Art et d’Amitié.

 

iv Lettres citées dans Achmy Halley, Marguerite Yourcenar en poésie. Archéologie d’un silence. Rodopi 2005, p. 178. <books-google.com>. Ces lettres font partie de la correspon­dance Barney-Yourcenar conservée dans le fonds Doucet.

 

v « Épousailles »

 

vi « Fugue »

 

vii La douleur liée à l’infidélité de Natalie Barney, toutes ses amantes l’ont l’éprouvée. Ainsi, dans Études et préludes, Renée Vivien écrit : « Ton corps s’est amolli sous des baisers sans nombre/ [...] ô femme ! je le sais, mais j’ai soif de ta bouche ! » cité sur René Vivien, Études et Préludes. Cendres et Poussières. Sapho. ErosOnyx Éditions, 2007, p. 36. Plus loin elle dira : « Je te hais et je t’aime abominablement », op. cit., p. 36. Lucie Delarue-Mardrus apprendra vite ce sentiment partagé.

 

viii « Sanglot »

 

ix « Fin »

 

x « Du Loin »

 

xi Natalie Clifford Barney Souvenirs indiscrets, Paris, Flammarion, 1960, p. 27

 

xii Lucie Delarue-Mardus Mes Mémoires, Paris, Gallimard, 1938, p. 144-145.

 

xiii Natalie Clifford Barney Souvenirs indiscrets, p155

 

xiv Natalie Clifford Barney Souvenirs indiscrets, p. 156-157

 

xv Si on fait confiance à Hélène Plat, biographe de Lucie, le couple a pris à Marseille un bateau pour Tunis le 4 mars 1904 où il est resté jusqu’en en décembre 1904. Il est retourné en Algérie— le mot Kroumirie, permet un flottement, à la fin de l’hiver 1905 et est à Paris pendant l’été 1906. Natalie est à Honfleur en octobre 1906, pour l’enterrement de la grand-mère Delarue. Pendant l’été 1907 Mardrus achète ce qui va devenir Le Pavillon de la reine, qui donne à sa femme un ancrage en Normandie.

 

xvi Natalie Clifford Barney Souvenirs indiscrets, p. 157

 

xvii Le double sens du mot me convient : résolution des corps, au tombeau et décision pris fermement.

 

xviii Nicole G. Albert m’a fait savoir qu’il existe un dossier portant ce titre à la Bibliothèque de l’Opéra, mais il est vide. Si le manuscrit se trouve dans un legs de Paul Mariéton, c’est assez normal. Mariéton qui appartient à la mouvance des félibristes a dirigé les Chorégies d’Orange, créées en 1902, qui prennent la succession des Fêtes romaines créées dans le même théâtre en 1869. Sapho désespérée y a été jouée, mais je n’ai pas retrouvé la date exacte ni la distribution. La pièce a été jouée aussi, semble-t-il, au théâtre Fémina. C’est tout à fait vraisemblable : Pierre Lafitte, fondateur de plusieurs journaux illustrés, dont Fémina en 1901, ouvrit en 1907, au 90 de l’avenue des Champs-Elysées, « la salle des fêtes de Fémina-Musique » qui est devenu rapidement Le Théâtre Fémina. Vu les bonnes relations de Lucie Delarue-Mardrus avec la revue Fémina, il est vraisemblable que son œuvre ait été jouée au théâtre du même nom. [ Bien qu’elle ne soit pas, dans ces années-là, membre du prix Fémina, comme le dit Hélène Plat —puisque ce prix n’existait pas— mais du prix Vie heureuse, la revue ayant été fondée en 1902 et le prix en 1904. Le prix devint le Prix fémina en 1919, après la fusion des deux journaux. ] Là non plus je n’ai connaissance ni de la date, ni de la distribution. Le fait que le manuscrit se trouve à Avignon donnerait plutôt à penser qu’il fut joué à Paris d’abord, à Avignon ensuite. Pourtant, le manuscrit est terminé à Carthage en juillet 1904 , trop tard pour être joué cette année-là à Orange. Il ne peut être joué au théâtre Fémina avant 1907, date de son ouverture. Il reste donc une possibilité pour 1905 ou 1906 à Orange.

 

xix en 1903 à Paris, chez Lemerre et republié en 2007 par ErosOnyx éditions

 

xx Renée Vivien Sapho, Traduction, cité sur ErosOnyx éditions, 2007, p. 90

 

xxi Renée Vivien Sapho, Traduction, op. cit. p.93

 

xxii Il s’agit des joueuse de Cithare, qui entourent Sapho cfr. René Vivien Les Kitharides Alphonse Lemerre, 1904. réédite par ErosOnyx, 2008

 

xxiii Natalie Clifford Barney Souvenirs indiscrets p. 81. Seulement Barney, en situant la scène avant sa rencontre avec Lucie fait une erreur de chronologie, puisque l’anecdote se situe pendant le pèlerinage à Lesbos que Barney et Vivien firent en 1908.

 

xxiv « Hurlement »

 

xxv « Si tu viens »

 

xxvi Lucie Delarue-Mardrus L’Ange et les pervers [1930] « le livre moderne illustré », Paris, Ferenczi, 1934, p. 87)

 

xxvii op.cit . p. 90

 

xxviii, op.cit. p. 23

 

xxix Jean Royère Sapho et Circée chapitre iii « le point de vue de Sirius », Paris, Messein, 1935. Cité à partir de<romanslesbiens.canalblog.com>